4 Novembre 2017

radar peripherique


  Je ne me souviens pas de ce qu'on faisait dans ce secteur, mais ce n'était pas du tout nos terres de chasse habituelles. Nous étions banlieusards, et je nous revois sortant d'un tunnel non loin de la gare Montparnasse. Et moi, disant à mes collègues que j'adorais la Bretagne, mais juste celle qui est coincée entre les bars à chouchen de la rue de l'Arrivée, et la crêperie de la rue du Départ. Celle du bord de mer du bout du monde, je ne lui trouvais pas le charme qu’on lui prétendait. Le vent breton, très peu pour moi, je préférais ne pas m’éloigner du périphérique, là où tout le monde est chez soi en s’épargnant des spasmes de crise identitaire régionaliste pour exister.
  Nous roulions donc, en se racontant des bêtises, quand soudain dans le flot de circulation qui nous précédait, nous avons entendu le bruit d’un violent coup de frein, suivi de celui d’un choc. Nous avons aussitôt allumé la boule bleue et la musique qui va avec, et nous sommes rapprochés. Une moto était couchée sur le flanc, et son pilote gisait à quelques mètres, immobile. Pendant qu’une voiture dans un crissement de pneus prenait la fuite, nous laissant tout juste le temps de noter son immatriculation. Nous précipitant au plus urgent en même temps que nous signalions le véhicule coupable à la radio, nous nous sommes dirigés vers le motard et sa monture, tous deux terrassés.
  « Tiens, c’est la même moto que celle d’Helmut et la tienne ! »
  Helmut était un collègue de la brigade, et nous partagions le même goût pour cette formidable machine à avaler les kilomètres en ligne droite et en courbe. Il l’avait eue en premier, m’avait fait gouter à ses performances, et j’avais cédé à la tentation peu de temps après. On avait la même. Noire et grise, discrètement pailletée de bleu au soleil, racée et sobre, gaulée comme une bête de course, confidentiellement débridée avec cent-quarante-sept dadas sous les cache-culbuteurs, et un compteur qui n’affichait pas trois-cents pour la frime.
  « Si c’est pas malheureux de jeter un bel objet comme ça par terre », je fanfaronnai en regardant la moto démolie, la fourche en forme d'équerre, et se vidant de tous ses fluides sur le bitume.
  « Tiens, et le type a le même casque que Helmut !
  - Oh non, mais c’est pas possible, regardez, c’est lui... »
  Comment ne l’avais-je pas reconnu au premier coup d’œil. Pas l’habitude de le voir par terre plié dans une position défiant la mécanique anatomique probablement… Je lui avais déjà fait la remarque qu’il ressemblait à un crapaud sur une boite d’allumette quand je le voyais au guidon de la bécane, mais de voir là mon batracien tout bizarrement étendu sur l’asphalte, et qui ne bougeait plus, j’en étais pétrifiée d’incompréhension et d’angoisse. Pourquoi lui, pourquoi nous, pourquoi ce hasard qui, loin de chez nous, apportait au lot d’interventions du jour l’accident de notre collègue. Je n’arrivais pas à le croire.
  Je me suis rapprochée de lui pendant que mes collègues demandaient la présence des pompiers et retenaient sur les lieux les témoins de la casse. Il était blême sous son casque, il avait les yeux clos, sa respiration était très rapide. Je le connaissais trop bien, j’étais démunie, je n’osais aucun geste.
  « Helmut ?
  - ...
  - Helmut !
  - ...
  - Helmut, t’as mal où ?
  - ...
  - Helmut, parle-moi, dis-moi quelque chose je t’en prie !
  - ... »
  Rien, il ne disait rien. Je ne savais même pas quelle partie de lui avait encaissé le choc. Je voyais les dégâts sur la moto mais pas sur lui. Mon cœur battait comme jamais il n’avait battu en intervention.
  « Helmut... »
  On était cons aussi, avec nos motos. On allait vite, on oubliait l’imprudence des automobilistes. Ce moteur était une perfection de mécanique, il montait tranquillement dans les tours jusqu’à des vitesses indécentes. Ça faisait du bien, ça vidait la tête.
  « Helmut, parle-moi, espèce de con... »
  Je pensais à Jean-Marc, un autre collègue qui s’était fait arrêté par les CRS de l’autoroute, en excès de vitesse, avec sa petite femme derrière lui. « Monsieur, vous rouliez à deux-cent-cinquante-neuf kilomètres heure ! » ils lui avaient dit. Jean-Marc avait posément retiré son casque, et leur avait fait la remarque que s’ils avaient installé le radar trois-cent mètres en amont en sortie de courbe, ils l’auraient chopé à deux-cent-soixante-dix, et que franchement, ce n’était pas une façon de bosser. Après quoi, il avait sorti sa carte bleu blanc rouge, et décliné sa profession, ce qui avait engendré un déluge d’injures de la part des CRS et un retrait de permis très peu de temps plus tard.
  Helmut ne bougeait toujours pas. Je le trouvais pâle, bien trop pâle pour être complètement vivant. On devait être là depuis deux minutes qui me paraissaient une éternité. Je n’osais pas le toucher, je me disais que son intérieur devait être tout en bouillie.
  « Helmut, t’es mort ? »
  C’était bizarre cette situation, je préfère tellement avoir affaire à des inconnus, je suis tellement plus efficace. Là, j’étais misérablement penchée sur mon vieux copain, mon grand frère d’arme, presque en train de pleurer mon incapacité au moindre geste qui l’eut soulagé, et je pensais sa mort imminente.
  Comme pour appuyer mes lugubres pensées, un drôle de bruit s’est échappé de son casque, une sorte de râle incertain et rauque.
  « Helmut ! Tu es vivant !
  - Raaaaaa... » eut-il comme seule réponse, et je me demandai si c’était à ça que ressemblait un dernier soupir.
  Et sa main gantée de cuir s’est lentement détachée du sol, et a fait un signe dans ma direction. « Viens » semblait-elle dire. Tout doucement, avec lenteur, avec douleur, sa main m’intimait de m’approcher tout près de lui.
  « Raaa... aaaah... »
  Il souffrait, c’était la fin me disais-je, il va me dire ses derniers mots, ses ultimes volontés, peut-être me prier de vider son placard, décrocher des photos, et me donner ses balles à blanc en héritage. J’ai collé mon oreille sous la visière de son casque.
  « Helmut ?
  - Raa aaah aaaah...
  - Dis-moi...
  - Le constat... aaaah... aie !
  - Le constat ?
  - Oui, le constat. Quand tu vas faire le constat. Pour la moto. Pense à rajouter la petite rayure sur le coté droit du carénage, et le clignotant arrière du même coté. Elle est très abîmée sinon ? »


extrait de Police Mon Amour

 

Par souci de discrétion, nous nommerons le collègue Helmut. En fait il s'appelle Bernard.
Quant à Jean-Marc, il s'appelle vraiment Jean-Marc. Mais il est mort.
Paix à son souvenir et à ses excès de vitesse qui n'ont jamais bénéficié d'aucune indulgence.

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Bénédicte Desforges

#chroniques d'un flic ordinaire

16 Juillet 2017

rafle du vel d'hiv

Il y a 75 ans, les 16 et 17 juillet 1942, eut lieu à Paris la rafle du Vel' d'Hiv d'épouvantable mémoire.
Voilà la copie de l'original du texte qui en ordonne les modalités :

Circulaire n°173-42 de la Préfecture de Police du 13 juillet 1942  ►  pdf2

Là, une retranscription plus lisible de cette même note  ►  pdf2
 

rafle du vel d'hiv

Extrait d'une chronologie comparée de la Shoah (d'après doc ©Mémorial de la Shoah) pour se figurer l'environnement législatif et réglementaire en France pour les Juifs sous l'occupation et le régime de Vichy :

• 16 juillet 1940 : les Allemands expulsent des Juifs lorrains et alsaciens vers la zone non occupée (ZNO)

• 22 juillet : loi française imposant la révision des naturalisations (7000 Juifs perdent la nationalité française)

• 30 juillet : loi française imposant la “ francisation de l’administration ”.

• 27 août : loi française annulant le décret-loi Marchandeau (du 21 avril 1939) qui interdisait et sanctionnait la propagande antisémite.

• 27 septembre : première ordonnance allemande définissant les Juifs et imposant leur recensement en zone occupée (ZO).

• 3 octobre : premier statut des Juifs adopté à Vichy et publié au JO le 18 octobre. Pour la première fois une loi française définit juridiquement les Juifs, leur interdisant la fonction publique et diverses professions.

• 4 octobre : loi française autorisant les préfets à interner les Juifs étrangers dans des camps spécifiques.

• 7 octobre : abrogation en Algérie du décret Crémieux.

• 31 octobre : seconde ordonnance allemande imposant le recensement des “ entreprises juives ” en ZO.

• 7 novembre : les Allemands commencent à expulser les Juifs du Luxembourg en ZNO

• 20 mars 1941 : ouverture du camp de Drancy en région parisienne.

• 29 mars : création du Commissariat Général aux Questions Juives (CGQJ) dirigé par Xavier Vallat qui revendique un “ antisémistisme d’Etat ”.

• 26 avril : troisième ordonnance allemande donnant une nouvelle définition juridique des Juifs et imposant la nomination d’administrateurs provisoires pour les “ entreprises juives ” en ZO.

• 14 mai : premières arrestations massives de Juifs étrangers. 3 700 hommes convoqués par un “ billet vert ” pour “ examen de situation ” sont arrêtés par la police parisienne, puis internés à Pithiviers et à Beaune-la-Rolande dans le Loiret.

• 2 juin : second statut des Juifs de Vichy ; nouvelle définition juridique et nouvelles interdictions professionnelles.

• 13 août : 4e ordonnance allemande imposant la confiscation des postes de radio appartenant aux Juifs.

• 20-25 août : nouvelles arrestations massives de Juifs étrangers à Paris. 4 232 hommes sont internés à Drancy par la police française, à la demande des Allemands.

• 5 septembre : inauguration de l’expo “Le Juif et la France” au Palais Berlitz à Paris.

• 28 septembre : 5e ordonnance allemande visant les “ entreprises juives ”.

• 19 octobre : création d’une police aux Questions juives par Vichy.

• 29 novembre : loi française instituant l’ “ Union Générale des Israélites de France ” (UGIF). Elle regroupe obligatoirement toutes les associations culturelles et cultuelles.

• 12 décembre : les Allemands, assistés de policiers français, arrêtent 743 Juifs français à Paris et les internent au camp de Royallieu, près de Compiègne.

• 14 décembre : après un attentat, les Allemands imposent aux Juifs une “ amende ” de 1 milliard de francs et décident d’exécuter 100 otages juifs.

• 7 février 1942 : 6e ordonnance allemande interdisant aux Juifs de quitter leur lieu de résidence entre 20h et 6h du matin.

• 10 février : loi française interdisant les changements de noms.

• 24 mars : 7e ordonnance allemande définissant les Juifs.

• 27 mars : le premier convoi de Juifs déportés “ vers l’est ” quitte la France.

• 18 avril : Pierre Laval revient au pouvoir et nomme René Bousquet au secrétariat général à la Police.

• 6 mai : Louis Darquier de Pellepoix remplace Xavier Vallat au CGQJ.

• 29 mai : 8e ordonnance allemande prescrivant le port de l’étoile jaune aux Juifs de plus de 6 ans, en ZO, à partir du 7 juin 1942.

• 8 juillet : 9e ordonnance allemande interdisant aux Juifs de fréquenter certains lieux publics (restaurants, cafés, bibliothèques, concerts, cinémas, piscines, squares et parcs...)

16-18 juillet 1942 : rafle du Vel d’Hiv’ : 12 884 Juifs arrêtés à Paris.

• juillet-août : multiplication des rafles en ZNO et des convois vers les camps de mise à mort.

• août 1944 : le dernier convoi de déportés quitte Drancy.


rafle du vel d'hiv

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10 Janvier 2017

chiffre

 

  Si Le Chiffre n’était pas une abstraction, il aurait une statue à son effigie dans chaque commissariat. Ou son portrait dans un cadre doré à l’or fin, à côté de celui du chef de l’État.  
  Le Chiffre est une entité omniprésente et autoritaire qui plane au dessus de chaque service de Police. Chaque patron le rappelle dans les incantations consacrées.
Le Chiffre ! Je veux du Chiffre ! Ramenez du Chiffre !... 
  Chaque flic doit garder à l’esprit qu’il existe avant tout pour Le Chiffre. On ne lui demande pas d’avoir la foi en Le Chiffre, mais simplement de le pratiquer au quotidien. Sans se poser de questions. Et avec ferveur si possible. 
  Le Chiffre est très important, car grâce à lui on fabrique de la politique et de l’opinion. Le Chiffre ne fabrique pas de la sécurité, sinon ça se saurait. 
  Le Chiffre est gourmand mais il n’a pas d’exigence particulière sur la qualité de ce qui le fait grossir. Il n’est pas gourmet, il est goinfre. Qu’importe la délinquance qui lui est amenée en offrande, il est même capable de se nourrir de vent… 
  Le Chiffre peut devenir une maladie. Certains flics pensent bien faire en vouant, envers et contre tout bon sens, leur carrière au Chiffre. Ils deviennent ce qu’on appelle des gratteurs ou des chasseurs, et finissent par faire n’importe quoi. Ils voient des méchants partout. Le Chiffre à outrance peut donc provoquer des hallucinations, voire des délires de persécution pour les cas en phase terminale d’addiction au Chiffre. L’IGS accueille parfois des malades du Chiffre qui à force d’aveuglement ont fini par se prendre les pieds dedans, et déraper bêtement sur la loi. 
  D’autres collègues, qui ont développé une immunité contre Le Chiffre, préfèrent travailler des jours, si nécessaire, à la capture d’un vrai gros bandit, un seul, mais qui ira directement en prison sans passer par la case départ. Ceux-ci offensent Le Chiffre qui ne fait pas la différence entre un vrai délinquant dangereux et un petit nuisible, et qui reste alors sur sa faim. 
  Les commissaires de police, gardiens statutaires du Chiffre devant l’Eternel, se réunissent lors de grands-messes et ils comparent la grosseur de leurs Chiffres. Celui qui a le plus gros est considéré comme un très bon policier manager de troupes, et on en tiendra compte dans son déroulement de carrière. 
  Mais être au service du Chiffre, ce n’est pas être au service du public. La sécurité n’est pas quantifiable. Elle n’est pas non plus un équilibre de Chiffres, et toutes les détresses n'ont pas d'unités de mesure. 
  Le Chiffre est mathématique, mais il n’est pas la solution du problème. 
  Mauvais calcul. Il est un faux ami comme en grammaire… 
  Les ennemis du Chiffre sont le libre-arbitre et la rigueur, la vraie rigueur, celle qui engage la conscience. Et la déontologie. 
  Le Chiffre est l’opium de la Police.

texte tiré de FLiC, chroniques de la police ordinaire
2007 - éditions J'ai Lu

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