“au jour le jour”

23 Mai 2018

 

Mai 1968 - mai 2018, les époques se ressemblent presque.
Dans cet intervalle de cinquante ans, violence et maintien de l’ordre ont toujours été associés, il suffit d’un petit tour dans les archives vidéo de l’INA pour s’en persuader.
Manifestations, débordements, dégâts, police, force légitime, violence illégitime, casseurs à qui chaque époque donne un nom différent, médias et opinion, dans un scénario qui se répète.

En mai 68, les manifestations ont été aussi violentes que la mobilisation était massive, déterminée et intense.
Ce printemps-là, en proie à une crise sociale, culturelle et politique, qui en même temps touchait d’autres pays,, la France a connu la grève générale la plus importante de son Histoire, c’est dire à quel point ce mouvement de protestation a été rassembleur et populaire. À deux doigts d’une vraie révolution.

C’est précisément en mai 68 que le Préfet de police de Paris, Maurice Grimaud, a décidé que le maintien de l’ordre ne devait pas anéantir des vies.
Il succédait à ce poste à Maurice Papon qui, à chaque manifestation ou rassemblement, avait donné l’ordre d’une répression implacable, carte blanche et tirs à balles réelles, dans le cadre d’un maintien de l’ordre inconséquent et meurtrier.

Maurice Grimaud sait bien que le maintien de l’ordre est un exercice extrêmement compliqué, que ce soit sur le terrain ou dans sa gestion. Et ça l’est toujours aujourd’hui. Mais il ne veut ni bain de sang, ni morts. Quitte à préférer des dégâts ponctuels à une intervention risquée en termes de vies humaines. C’est un reproche qui a d’ailleurs perduré, formulé par des policiers eux-mêmes, ou par des commentateurs qui y voient une forme de laxisme, ou de collusion de la police ou ses donneurs d’ordres avec les manifestants, voire avec les casseurs.

C’est donc le préfet Grimaud qui a initié la pratique d’un maintien de l’ordre d'un genre nouveau, adapté au contexte urbain, moins guerrier que citoyen, et responsable. Responsable de ses réussites mais aussi de ses travers, ses écarts et ses conséquences. C’est l’objet de la lettre du préfet envoyée individuellement à chacun des 25000 policiers parisiens en mai 1968.

Cette lettre est intéressante à plus d’un titre.
Grimaud rompt le tabou des excès dans l’emploi de la force.
Il n’accuse pas, il reconnaît la grande difficulté de ce qui est demandé à la police et les risques encourus, il a entendu les insultes et vu l'agressivité qui cible les flics, à l’époque mal équipés et très peu protégés.
Il sait que ces violences sont le fait d’une minorité de policiers, mais au-delà de ce qu’il reprouve humainement, il sait aussi que ce sont sur ces violences que va se concentrer l’attention de la presse et de l’opinion. Tout comme il sait que la police doit avoir une bonne image pour travailler sereinement
Il aime ces flics, humains donc faillibles, avec leur vulnérabilité et leurs limites, cette police, service public peu aimé à qui il affirme son admiration. Alors il les met en garde, il touche leur conscience, et avec intelligence, il parle de faute sans évoquer la sanction.

Et pour ça, il s’adresse de la même façon à tout le monde dans la Maison police, Une Maison avec un M majuscule et des vrais gens dedans.
Dans la police du préfet Grimaud, il y a des responsabilités que l’on partage entre tous les grades. La lettre s’adresse à tous, et n’épargne ni les officiers ni les patrons. Chacun reçoit les mêmes mots, et à parts égales en partage le poids et l’implication. C’était alors une autre idée de la hiérarchie... Pour Grimaud, personne n’a à se défausser sur personne.

Être en charge de la force publique et dépositaire de la violence légitime de l’État, faire usage de sa force physique pour maintenir l’ordre public, ce n’est pas rien, c’est une très lourde responsabilité. Un exercice très délicat qui met en jeu les libertés fondamentales, la déontologie et la conscience.

C’est ce que Maurice Grimaud exprime avec gravité et simplicité, s’adressant directement à ses troupes.

 

Lettre du Préfet de police de Paris Maurice Grimaud, envoyée le 29 mai 1968 à chacun des policiers placés sous ses ordres :
 

 
  « Je m'adresse aujourd'hui à toute la Maison : aux gardiens comme aux gradés, aux officiers comme aux patrons, et je veux leur parler d'un sujet que nous n'avons pas le droit de passer sous silence, c'est celui des excès dans l'emploi de la force.

   Si nous ne nous expliquons pas très clairement et très franchement sur ce point, nous gagnerons peut-être la bataille dans la rue, mais nous perdrons quelque chose de beaucoup plus précieux et à quoi vous tenez comme moi : c'est notre réputation.

   Je sais pour en avoir parlé avec beaucoup d'entre vous que, dans votre immense majorité, vous condamnez certaines méthodes. Je sais aussi, et vous le savez comme moi, que des faits se sont produits que personne ne peut accepter.

   Bien entendu, il est déplorable que, trop souvent, la presse fasse le procès de la police en citant ces faits séparés de leur contexte et ne dise pas, dans le même temps, tout ce que la même police a subi d'outrages et de coups en gardant son calme et en faisant simplement son devoir.

   Je suis allé toutes les fois que je l'ai pu au chevet de nos blessés, et c'est en témoin que je pourrais dire la sauvagerie de certaines agressions qui vont du pavé lancé de plein fouet sur une troupe immobile, jusqu'au jet de produits chimiques destinés à aveugler ou à brûler gravement.

   Tout cela est tristement vrai et chacun de nous en a eu connaissance.

   C'est pour cela que je comprends que lorsque des hommes ainsi assaillis pendant de longs moments reçoivent l'ordre de dégager la rue, leur action soit souvent violente. Mais là où nous devons bien être tous d'accord, c'est que, passé le choc inévitable du contact avec des manifestants agressifs qu'il s'agit de repousser, les hommes d'ordre que vous êtes doivent aussitôt reprendre toute leur maîtrise.

   Frapper un manifestant tombé à terre, c'est se frapper soi-même en apparaissant sous un jour qui atteint toute la fonction policière. Il est encore plus grave de frapper des manifestants après arrestation et lorsqu'ils sont conduits dans des locaux de police pour y être interrogés.

   Je sais que ce je dis là sera mal interprété par certains, mais je sais que j'ai raison et qu'au fond de vous-mêmes vous le reconnaissez.

   Si je parle ainsi, c'est parce que je suis solidaire de vous. Je l'ai déjà dit et je le répéterai : tout ce que fait la police parisienne me concerne et je ne me séparerai pas d'elle dans les responsabilités.

  C'est pour cela qu'il faut que nous soyons également tous solidaires dans l'application des directives que je rappelle aujourd'hui et dont dépend, j'en suis convaincu, l'avenir de la Préfecture de Police.

   Dites-vous bien et répétez-le autour de vous : toutes les fois qu'une violence illégitime est commise contre un manifestant, ce sont des dizaines de ses camarades qui souhaitent le venger. Cette escalade n'a pas de limites.

   Dites-vous bien aussi que lorsque vous donnez la preuve de votre sang-froid et de votre courage, ceux qui sont en face de vous sont obligés de vous admirer même s'ils ne le disent pas.

   Nous nous souviendrons, pour terminer, qu'être policier n'est pas un métier comme les autres; quand on l'a choisi, on en a accepté les dures exigences, mais aussi la grandeur.

   Je sais les épreuves que connaissent beaucoup d'entre vous. Je sais votre amertume devant les réflexions désobligeantes ou les brimades qui s'adressent à vous ou à votre famille, mais la seule façon de redresser cet état d'esprit déplorable d'une partie de la population, c'est de vous montrer constamment sous votre vrai visage et de faire une guerre impitoyable à tous ceux, heureusement très peu nombreux, qui par leurs actes inconsidérés accréditeraient précisément cette image déplaisante que l'on cherche à donner de nous.

   Je vous redis toute ma confiance et toute mon admiration pour vous avoir vus à l'œuvre pendant vingt-cinq journées exceptionnelles, et je sais que les hommes de cœur que vous êtes me soutiendront totalement dans ce que j'entreprends et qui n'a d'autre but que de défendre la police dans son honneur et devant la Nation. »

Maurice Grimaud  


  L'original de la lettre du préfet Grimaud  ►  pdf2
 

en plus, à voir et à lire :

(article augmenté : j'ai déjà publié cette lettre en février 2011)

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Bénédicte Desforges

#actu police, #au jour le jour

16 Juillet 2017

rafle du vel d'hiv

Il y a 75 ans, les 16 et 17 juillet 1942, eut lieu à Paris la rafle du Vel' d'Hiv d'épouvantable mémoire.
Voilà la copie de l'original du texte qui en ordonne les modalités :

Circulaire n°173-42 de la Préfecture de Police du 13 juillet 1942  ►  pdf2

Là, une retranscription plus lisible de cette même note  ►  pdf2
 

rafle du vel d'hiv

Extrait d'une chronologie comparée de la Shoah (d'après doc ©Mémorial de la Shoah) pour se figurer l'environnement législatif et réglementaire en France pour les Juifs sous l'occupation et le régime de Vichy :

• 16 juillet 1940 : les Allemands expulsent des Juifs lorrains et alsaciens vers la zone non occupée (ZNO)

• 22 juillet : loi française imposant la révision des naturalisations (7000 Juifs perdent la nationalité française)

• 30 juillet : loi française imposant la “ francisation de l’administration ”.

• 27 août : loi française annulant le décret-loi Marchandeau (du 21 avril 1939) qui interdisait et sanctionnait la propagande antisémite.

• 27 septembre : première ordonnance allemande définissant les Juifs et imposant leur recensement en zone occupée (ZO).

• 3 octobre : premier statut des Juifs adopté à Vichy et publié au JO le 18 octobre. Pour la première fois une loi française définit juridiquement les Juifs, leur interdisant la fonction publique et diverses professions.

• 4 octobre : loi française autorisant les préfets à interner les Juifs étrangers dans des camps spécifiques.

• 7 octobre : abrogation en Algérie du décret Crémieux.

• 31 octobre : seconde ordonnance allemande imposant le recensement des “ entreprises juives ” en ZO.

• 7 novembre : les Allemands commencent à expulser les Juifs du Luxembourg en ZNO

• 20 mars 1941 : ouverture du camp de Drancy en région parisienne.

• 29 mars : création du Commissariat Général aux Questions Juives (CGQJ) dirigé par Xavier Vallat qui revendique un “ antisémistisme d’Etat ”.

• 26 avril : troisième ordonnance allemande donnant une nouvelle définition juridique des Juifs et imposant la nomination d’administrateurs provisoires pour les “ entreprises juives ” en ZO.

• 14 mai : premières arrestations massives de Juifs étrangers. 3 700 hommes convoqués par un “ billet vert ” pour “ examen de situation ” sont arrêtés par la police parisienne, puis internés à Pithiviers et à Beaune-la-Rolande dans le Loiret.

• 2 juin : second statut des Juifs de Vichy ; nouvelle définition juridique et nouvelles interdictions professionnelles.

• 13 août : 4e ordonnance allemande imposant la confiscation des postes de radio appartenant aux Juifs.

• 20-25 août : nouvelles arrestations massives de Juifs étrangers à Paris. 4 232 hommes sont internés à Drancy par la police française, à la demande des Allemands.

• 5 septembre : inauguration de l’expo “Le Juif et la France” au Palais Berlitz à Paris.

• 28 septembre : 5e ordonnance allemande visant les “ entreprises juives ”.

• 19 octobre : création d’une police aux Questions juives par Vichy.

• 29 novembre : loi française instituant l’ “ Union Générale des Israélites de France ” (UGIF). Elle regroupe obligatoirement toutes les associations culturelles et cultuelles.

• 12 décembre : les Allemands, assistés de policiers français, arrêtent 743 Juifs français à Paris et les internent au camp de Royallieu, près de Compiègne.

• 14 décembre : après un attentat, les Allemands imposent aux Juifs une “ amende ” de 1 milliard de francs et décident d’exécuter 100 otages juifs.

• 7 février 1942 : 6e ordonnance allemande interdisant aux Juifs de quitter leur lieu de résidence entre 20h et 6h du matin.

• 10 février : loi française interdisant les changements de noms.

• 24 mars : 7e ordonnance allemande définissant les Juifs.

• 27 mars : le premier convoi de Juifs déportés “ vers l’est ” quitte la France.

• 18 avril : Pierre Laval revient au pouvoir et nomme René Bousquet au secrétariat général à la Police.

• 6 mai : Louis Darquier de Pellepoix remplace Xavier Vallat au CGQJ.

• 29 mai : 8e ordonnance allemande prescrivant le port de l’étoile jaune aux Juifs de plus de 6 ans, en ZO, à partir du 7 juin 1942.

• 8 juillet : 9e ordonnance allemande interdisant aux Juifs de fréquenter certains lieux publics (restaurants, cafés, bibliothèques, concerts, cinémas, piscines, squares et parcs...)

16-18 juillet 1942 : rafle du Vel d’Hiv’ : 12 884 Juifs arrêtés à Paris.

• juillet-août : multiplication des rafles en ZNO et des convois vers les camps de mise à mort.

• août 1944 : le dernier convoi de déportés quitte Drancy.


rafle du vel d'hiv

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14 Septembre 2016

Né de la contestation sociale du printemps dernier, un élan en faveur d'un rapprochement population/police cherche aujourd'hui à se structurer pour porter une autre parole que celle d'une haine inéluctable entre les deux camps. Issue de ce mouvement encore informel, une manifestante, Sandra Pizzo, a écrit un appel à "un dialogue ferme mais apaisé" entre les deux parties, rassemblant à parts égales des civils et des policiers, tous conscients qu'il faut, pour se sortir du cycle de la violence, prendre le risque du dialogue avec "ceux d'en face".

photo © Raphaël Bodin - Paris juin 2016

Depuis le début du mouvement de protestation contre la loi travail et son monde, le bilan à l’issue de chaque manifestation se réduit trop souvent à un décompte des violences de part et d’autre ; constat implacable d’une irrésistible escalade des tensions, très (trop) pratique pour éviter tout débat de fond sur les raisons de la contestation. Les vidéos à charge tournent sur les réseaux sociaux, matraques contre pavés, caillasse contre grenades, prouvant à chaque fois indéniablement que la violence émane bien « des autres ». Crispé sur ses positions, chaque camp comptabilise ses blessés.

Le rôle de la police dans une société de droit est d’assurer la protection des personnes, des biens et des institutions républicaines. Il est aussi d’encadrer les manifestations de façon à permettre l’expression de revendications tout en garantissant la sécurité de tous au passage des cortèges. Le maintien de l’ordre dans les manifestations relève donc bien d’une mission de service public, et non d’une gestion de cironstance au service d’une stratégie politicienne.

Nous sommes nombreux, dans les rangs des manifestants comme dans ceux des policiers, à nous soucier de cet abandon programmé des services publics, à nous inquiéter de ce renoncement à l’intérêt général que nous voyons à l’œuvre depuis de nombreuses années maintenant. La police aussi, évidemment, a tout à voir avec le service public et l’intérêt général. Mais aujourd’hui, elle est utilisée comme un rempart dans le but unique de protéger une équipe gouvernementale sourde à la contestation sociale, et en retour sert de défouloir à la colère populaire.

Allons-nous, pour le profit de quelques-uns, laisser s’élargir ce fossé entre la population et sa police ?

Déterminés à dépasser une interprétation binaire des événements, nous, membres de la « société civile » et policiers dans toute notre diversité, appelons à la tenue d’un dialogue ferme mais apaisé entre les deux parties. Sortons du confort du débat « entre nous » et prenons le risque de la confrontation avec « ceux d’en face ». Conscients de nos doutes, de nos préjugés, de nos crispations, et munis de notre bonne volonté, asseyons-nous autour de la même table pour exprimer nos critiques, nos revendications, nos solutions, nos propositions d’actions.

Nous refusons tout angélisme : il ne s’agit ici ni d’excuser ni d’effacer les violences subies dans un camp comme dans l’autre. Nous mesurons parfaitement le chemin que chaque partie a à parcourir vers l’autre : dans cette recherche de dialogue, rien n’est naturel ni facile pour personne. Il s’agit simplement de dépasser l’injonction de « réalisme » – un mot derrière lequel se cache bien souvent celui de « résignation » – et de tenter l’utopie de la concertation.

Après tout, pourquoi pas ?

LES PREMIERS SIGNATAIRES DE CET APPEL :

- Léa Bouillet (citoyenne engagée, Haute-Garonne)
- Sébastien Boullay (policier, Val-de-Marne)
- Alain Bres (ancien brigadier-chef, Paris)
- Bénédicte Desforges (auteur, ex-lieutenant de police, Paris)
- Frédéric Guyot (policier, Ille-et-Vilaine)
- Jean-Pierre Havrin (contrôleur général honoraire, promoteur de la police de proximité, Haute-Garonne)
- Christophe Jaune (policier municipal, Hérault)
- Dominique Jeanne (brigadier-chef de police municipale, Hauts-de-Seine)
- Alexandre Langlois (secrétaire général, CGT-Police)
- Stéphane Liévin (policier, Loiret)
- Caroline Mansuy (citoyenne, Hauts-de-Seine)
- Bruno Mercier (brigadier de police municipale, Hauts-de-Seine)
- Duarte Monteiro (citoyen du monde, Gers)
- Christian Mouhanna (sociologue, directeur du Centre de recherches sociologiques sur le droit et les institutions pénales, Paris)
- Laurent Mucchielli (sociologue, chercheur au CNRS, enseignant à l’Université d’Aix-Marseille, spécialiste des questions de sécurité intérieure, Bouches-du-Rhône)
- Sandra Pizzo (citoyenne, Ariège)
- Sébastien Poirier (citoyen engagé, Haute-Savoie)
- Catherine Prot (nuitdeboutiste, Ariège)
- Xavier Renou (porte-parole du collectif des Désobéissants, Paris)
- Axel Ronde (policier, DOPC, Paris)
- Jean-François Sauvaget (collectif Roosevelt, Aude)
- Séverine Tessier (auteur de Lutter contre la corruption : à la conquête d’un nouveau pouvoir citoyen, Alpes-Maritimes)
- Gaëlle Van der Maslow (citoyenne engagée, Désobéissante, Hérault)
- Cédric Van Reckem (policier municipal, Nord)
- Yann Viano (policier municipal, Alpes-Maritimes)
- Sophie Wahnich (historienne de la période révolutionnaire française, Paris)

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