“chroniques d'un flic ordinaire”

2 Janvier 2017


  Ils ont pris le petit passage, la voie pour piétons qui longe l’arrière des bâtiments de la cité, celle qu’on prend à chaque fois que ça bouge un peu pour les coincer coté jardin, tous les flics la connaissent, juste assez large pour la voiture, mais là il m’a dit que c’était tout calme, c’est l’été, les gens ne partent pas là-bas, mais ils sont plus détendus, ça doit être le soleil, et pourtant dès qu’il fait chaud ça pue sur les trottoirs à cause des poubelles, mais à la longue on doit s’y habituer quand on y vit, alors les vieux descendent des chaises dehors, comme au bled, et ils papotent comme s’ils étaient en terrasse, ils sont marrants, ils ont de l’imagination, enfin c’est ce que je me dis, et puis il faut dire qu’ils ont souvent de la visite de la famille du bled justement, les enfants sont en vacances, ils peuvent en profiter un peu, faire connaissance, remarque ces mômes-là ne parlent pas l’arabe, c’est pas évident, mais aller là-bas c’est risqué, ma voisine m’a raconté qu’un matin, sa belle-mère avait trouvé la tête décapitée de son fils sur le balcon, elle ouvrait les volets et elle voit ça, la tête de son fils, à Alger en pleine ville, alors tu penses que les gens d’ici ils n’ont pas trop envie d’emmener leur gamins là-bas, ils préfèrent payer le charter à la famille, du coup ils disent qu’ils sont immigrés là-bas et ici, le cul entre deux chaises, en plus au bled, ils pensent qu’ici ils vivent comme des princes, tu parles, t’as vu le château, enfin voilà, ils patrouillent dans la cité qui est toute calme, le clébard à l’arrière qui roupille, eux les fenêtres ouvertes, ils n’y croient pas trop qu’ils vont faire une affaire, à cette heure-là il n’y a rien, et puis là, avec les vieux dehors à l’ombre, les mômes qui jouent au ballon, les mamans qui se promènent avec les poussettes, la cité ressemble à un village de vacances, enfin, en rêve, pas un arbre, pas une aire de jeux, le panier de basket a été volé, démonté et volé, mais qu’est-ce qu’on peut faire d’un truc pareil, de l’art moderne peut-être, il y aurait bien un abruti pour trouver qu’un panier de basket au plafond c’est artistique, surtout si ça vient d’ici, le grand frisson, peur sur la ville, de l’art urbain avec du matos volé, alors voilà, les mômes ils tournent en rond, ils font des conneries avec ce qu’ils trouvent, ils trainent, et les autres avec le chien, ils tournent aussi, et comme ils avaient fait une belle prise de poudre trois jours avant, ils se sont dit qu’ils en avaient peut-être oublié quelques grammes, ou que le juge avait relâché le type, toujours la même histoire, on travaille, on fait des belles procédures bien carrées, les stups prennent l’affaire, le défèrent, et le gars nous rigole au nez, libre deux jours après, on peut se demander à quoi on sert, mais ils s’en fichent, ils ne se rendent pas compte, ils ne peuvent pas, ils n’habitent pas là, ils ne travaillent pas là, ils n’ont jamais vu un tox en manque se pisser dessus, ils ne craignent rien pour leurs gamins, ils sont dans des quartiers tranquilles, l’autre soir dans mon immeuble, une gamine de quinze ans a fait une overdose en faisant du baby-sitting, quand les parents sont rentrés, ils ont trouvé la fille raide dans son vomi, et le bébé qui braillait tant qu’il pouvait, ça les juges ils ne connaissent pas, ils n’ont pas ça dans leur salon, et ils ne passent pas l’été dans une cité, alors un dealer de plus ou de moins dehors, ils s’en moquent, c’est pas chez eux, mais celui-là qu’ils avaient interpellé l’autre soir, avec toute sa dope, c’était un sérieux, pas d’ici en plus, mais c’est là qu’il vendait, et c’est pour ça qu’ils sont revenus voir, dans le petit passage derrière les immeubles, c’était tout paisible, ambiance d’été, odeurs de cuisine et musique par les fenêtres, tout le monde ouvre en grand les carreaux par cette chaleur, ils ont entendu des enfants rigoler, et puis un bruit énorme, sur le toit de la voiture, un craquement, de la carrosserie déchirée, et d’un coup le toit s’est affaissé à la limite de leurs têtes, en même temps le chien s’est mis a aboyer comme un fou, et ils ont vu entre eux, entre les deux sièges, une sorte de pieu en métal qui s’était planté, qui avait traversé le toit de la voiture, et s’était fiché exactement au milieu, entre eux, un montant d’échafaudage qui avait été transporté là-haut, par on ne sait pas qui, par on ne saura jamais qui, et ils ont eu de la chance que ça ne les touche pas, vraiment une bonne étoile ce jour-là, mais évidemment quand il y a eu l’enquête, le truc venait de nulle part, et puis comme il n’y a pas eu de blessé ni de mort, dans le fond, le juge s’en foutait un peu.

extrait de Police Mon Amour

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Bénédicte Desforges

#chroniques d'un flic ordinaire

2 Octobre 2016

   Ces deux-là étaient arrivés chez nous par le concours externe, et le miracle de la liste complémentaire pour l'un. Ils envisageaient leur future carrière avec un esprit de chef de guerre, et ils vouaient une admiration sans bornes pour les militaires et les mercenaires, pourvu qu'ils ressemblent à Action Man...
Quand ils avaient pris le commandement de leur brigade, ils avaient été incapables de la moindre humilité. Eux qui ne connaissaient encore rien de la profession, n'étaient pas curieux d'apprendre auprès des anciens. Non, ce qu'ils voulaient, c'était commander et accessoirement jouer au flic avec leur panoplie de dotation.

   Toute l'autorité qu'ils représentaient était contenue dans leurs galons, leur façon de s'adresser aux gardiens de la paix, et leur appétit immodéré pour les raideurs d'usage quand ils apparaissaient au seuil du commissariat.
Mais toutes ces futilités ne remplacent jamais l'autorité naturelle de la compétence et de l'expérience, et leur pratique ne dure qu'un temps avant l'atterrissage forcé dans la dure réalité du terrain.

   Le premier crash s'est produit lors de la poursuite d'un voleur. Un voleur court souvent plus vite qu'un flic pour des raisons évidentes. Il est plus motivé puisqu'il risque en théorie un enfermement de durée variable, et à moins que son butin ne soit très léger, il le laisse sur place. Sur la ligne de départ, il n'a donc pas le handicap du lest accroché au ceinturon du policier en casaque bleue. Ce voleur donc, qui courait vite dans les couloirs d'un immeuble, a subitement orienté sa fuite vers une fenêtre et a sauté très adroitement et sans mal, les deux étages qui le séparaient du sol. En toute logique, le policier standard estimant qu'il n'a ni les compétences, ni la rémunération d'un cascadeur, arrête sa course au balcon, et crie au collègue resté en bas... “ Il est parti par là ! ” S'il n'y a personne en bas, il redescend par l'escalier et demande à l'épicier d'en face. Sauf l'officier. N'écoutant que ce qu'il croyait être son courage, mais qui était de la pure inconscience, il sauta dans le vide et, incapable d'un atterrissage d'urgence, se cassa le bras. L'administration lui démontra une reconnaissance de principe, mais sa crédibilité de chef de brigade s'effondra auprès de ses troupes. Il n'était pas passé pour un héros, mais pour un abruti.

   La seconde idiotie fut commise devant le grand bazar Tati boulevard de Rochechouart. Le responsable du magasin avait fait appel à la police parce qu'une voiture était stationnée devant une issue de secours. Sur place, les effectifs vérifièrent rapidement que le véhicule était volé, et le coffre qui était ouvert leur avait fait entrevoir un gros sac. Des attentats avaient été commis récemment, la foule était dense, et un magasin Tati avait déjà été la cible d'un acte terroriste qui avait fait plusieurs morts. L'équipage sur place décida donc de prévenir l'officier pour qu'il prenne en charge les mesures qui s'imposaient. Arrivé à son tour sur les lieux, il se fit expliquer la situation. Il regarda la voiture quelques instants et dit : “ Poussez-vous, j'y vais, c'est moi l'officier... ” Sans se laisser empêcher, il avait ouvert le coffre, puis le sac. Il n'y avait rien dedans. Les collègues l'avaient observé en se disant que même au bout de trois semaines d'école, un élève gardien de la paix n'aurait jamais fait une telle connerie. La seule chose à faire en période d'attentats répond à un principe de précaution qui consiste à établir un périmètre de sécurité, à faire évacuer le magasin, et à demander la présence des artificiers du service de déminage.
L'officier qui pensait passer pour un héros, et qui aurait pu l'être à titre posthume, était passé pour un con.

   Lui et son homologue candidat à l'héroïsme ont longtemps été précédés de réputations impitoyables. Et poursuivis par des ricanements étouffés dans leur dos. Et tout le monde s'accordait à dire que rien ne vaut une vie antérieure de gardien de la paix avant de prétendre en commander.

 

texte tiré de FLiC, chroniques de la police ordinaire (2007)

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Bénédicte Desforges

#chroniques d'un flic ordinaire

15 Septembre 2016

fleur de bitume


  Je marche lentement à la lisière du caniveau en évitant de poser le pied sur les lignes entre les pavés. Arrivée à l’angle de la rue, je traverse et je longe la barrière en faisant marcher mes deux doigts sur le cylindre métallique comme un petit bonhomme bancal sans tête. Le funambule aux jambes roses saute pour atteindre la barrière suivante et continue sa marche absurde. Sur le trottoir d’en face, je recommence ma déambulation sur les pavés en sens inverse. Je fais attention parce qu’ils ne sont pas tous de la même taille. Les plus grands sont au-dessus des bouches d’égout. Ce coté de la rue est au soleil et des petits cristaux brillent dans les pavés. Ils doivent être en granit, ils me rappellent un cours de géologie en classe de sixième. Feldspath, mica, quartz. Oui, c’est ça, et c’est le quartz qui brille. C’est étonnant que ce genre de souvenir reste parce qu’au fond, la composition du granit, ce n’est pas essentiel. Moins que les tables de multiplication de sept, huit et neuf pour lesquelles je n’ai toujours pas le compte de doigts surtout vers la fin. Mais feldspath, mica, quartz, c’est resté. Dans ma mémoire comme dans les pavés. Il y a peut-être une mémoire minérale et indestructible. A l’autre bout de trottoir, je traverse sans mettre les pieds sur les bandes blanches et je regagne l’ombre. Et je recommence. Jusqu’aux quatre barrières qui ferment la rue. Le bout des deux doigts de ma main gauche sont noirs de la poussière de la ville. Je mouille de salive le mouchoir en papier que j’ai au fond de la poche et j’essuie les pieds du bonhomme avant qu’il reprenne son exercice linéaire. Je m’arrête en vis-à-vis de la bouche d’égout du trottoir d’en face, je fais une boulette compacte avec le mouchoir en papier, je vise le trou et je rate ma cible. Dommage, j’avais fait un vœu. Je vais retenter et je ferai un deuxième vœu. Pas grave pour le premier, je n’y tenais pas tant que ça. Je vais aller ramasser la boulette sans modifier mon circuit. Je me baisse, le dos droit comme si j’étais sur une poutre, et je récupère mon projectile. Si c’était l’automne, par terre il y aurait des marrons à foison. On est en juin. Il y a une petite plante sauvage à mes pieds. Elle a poussé entre le goudron de la rue et le pavé du caniveau. Elle a du envoyer ses racines loin en dessous, en direction des égouts, pour trouver un peu d’eau, un peu de terre, un peu de matière organique pour engraisser son arrogante petite fleur jaune qui nargue la poussière. De l’autre coté du trottoir, vivent derrière leurs hauts murs blancs, ceux qui ont d’élégantes racines aristocratiques. C’est le quartier des belles vues sur le bois et des jardins en herbe domestiquée. Je fais demi-tour, et je continue dans le sens trigonométrique. Il me faut retenir l’ordre inverse des pavés. Je pense que j’ai autant tourné dans un sens que dans l’autre. Le bonhomme aux pieds sales cueille la fleur qui me nargue, et du coup je m’arrête près des barrières. Je lui fais le coup de la marguerite, mais les pétales de la sauvage sont tout petits. J’ai les ongles sales. Un peu, beaucoup, passionnément, à la folie. Un peu, beaucoup, à la folie. Un peu, à la folie. Pas de juste milieu.
   Je regarde ma montre, elle est arrêtée. Personne n’est passé depuis que j’ai commencé à compter les pavés. Ça doit faire huit heures que je garde cette rue déserte.
    Là-bas, au delà du bois, un jeu se termine sur la terre battue. J'attends.

texte extrait de Police Mon Amour

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Bénédicte Desforges

#chroniques d'un flic ordinaire