“chroniques d'un flic ordinaire”

1 Septembre 2011

   J'étais en stage avec les sapeurs pompiers.
   Un matin, nous avions été appelés pour un homme victime d’un malaise. À la porte d’un tout petit appartement, une femme très laide nous avait accueillis avec une serpillière posée sur le haut d’un manche à balai qu’elle tenait comme un drapeau. Elle nous avait expliqué avec un fort défaut de prononciation dû à une absence totale des dents de devant et sur tout le coté gauche, qui lui tordait la bouche en biais, que son mari était inconscient depuis son réveil.
   « Ah ! Alors il ne s’est pas réveillé, ou il s’est réveillé avant de s’évanouir ? lui avait demandé le sergent.
   — Non ! J’vous dis qu’il est dans les choux depuis son réveil ! Vous me comprenez à la fin ? Il bouge plus du tout et il fait cette tête-là ! »
   Et voilà qu’elle s’était mise à nous mimer l’état de son mari en renversant la tête en arrière, la bouche grande ouverte sur ses dernières molaires cariées.
   « Alors moi je l’ai laissé et j’ai continué mon ménage, car voyez-vous, cette nuit des pigeons sont rentrés dans la cuisine et ils ont chié partout… avait-elle poursuivi.
   — On va voir ça, madame. Dites-nous où se trouve votre époux. »
   Elle nous avait dirigés vers une chambre minuscule, si petite qu’on y tenait à peine, et qu’on lui avait demandé de bien vouloir rester à l’extérieur. Elle ne s’était pas faite prier, et était repartie gérer l’intrusion des volatiles avec son étendard en forme de serpillière.
   L’homme allongé sur le lit avait exactement la mimique qu’elle avait singée. Et il était raide mort.
   « On essaye de le réanimer ? On appelle un SAMU ? avais-je demandé.
   — Mais il est froid ! Il est mort depuis au moins hier soir ! Regarde-le ! »
   Les pompiers m’avaient gentiment charriée, et du fond de sa cuisine, on entendait la vieille pester contre les pigeons…
   « Tu sais faire un massage cardiaque ?
   — Mais tu viens de me dire qu’il est mort !
   — Raison de plus pour t’entraîner sur lui, tu ne peux plus lui faire mal. Viens, je te montre. »
   On avait descendu le mort de son lit, je m’étais placée au-dessus de lui, le pompier m’avait rappelé comment poser mes mains et m’avait donné le rythme du massage, me précisant qu’on s’épargnerait le bouche à-bouche…
   « C’est bien, c’est bien, flic ! T’as pas réveillé le mort mais c’est bien !
   — Il y a quelque chose qui a craqué…
   — Oui, j’ai entendu. Tu as dû lui casser deux ou trois côtes, ça arrive tout le temps. »
   On avait remis le mort dans ses draps, et on avait été prévenir son épouse du décès. Elle avait semblé soulagée…
   « C’était un poids mort, cet homme-là », nous avait-elle confié en s’essuyant le front avec sa serpillière.

texte extrait de Flic édition augmentée J'ai Lu

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Bénédicte Desforges

#chroniques d'un flic ordinaire

24 Août 2011

  C’était une avenue Charles de Gaulle comme il y en a tant.
  Mais celle-ci, si droite et tellement longue, semblait avoir été faite pour accueillir des avions bien davantage que des voitures.
  S’il n’y avait eu des trottoirs et des piétons, les arbres se seraient couchés au sol, et cette avenue se serait prise pour une piste de d’atterrissage.
  Des dizaines de milliers de voitures empruntaient chaque jour cette balafre sur la banlieue, rectiligne entre Paris et un pont de la Seine, et large comme une autoroute. Orientée d’est en ouest, elle accueillait le soleil sur l’un de ses horizons, et le faisait tomber dans l’autre à l’heure de pointe.
  À l’horloge des heures de travail, la circulation se fluidifiait, et les voitures roulaient de plus en plus vite. La géométrie de la ligne droite dans l’axe du soleil aurait pu être un décor de cinéma. Les perspectives qui s’étendaient loin devant, et les multiples symétries qui allaient rapetissant et convergeant autour de la ligne blanche, étaient un appel à la vitesse. Et peu étaient ceux qui se privaient d’en faire excès.
  Mais c’était sans compter les voies transversales, et les feux tricolores qui ponctuaient le tracé de l’avenue. Là-bas, il n’y avait pas de tôle froissée et d’automobilistes vociférant et se disputant une priorité, ou palabrant sur la couleur du feu. Il n’y avait pas non plus de piéton pétrifié à quelques centimètres du capot d’une voiture venant de freiner à ses pieds. Non, il n’y avait que des accidents graves. Et chaque piéton renversé était un piéton mort, quand un bolide n’en attrapait pas deux d’un coup.
  Une collègue m’avait raconté avoir sorti un homme gisant sous un camion sur cette avenue. Arrivé trop vite au feu rouge, il avait freiné sans parvenir à s’arrêter à temps, et les deux roues jumelles du train avant du poids lourd étaient passées sur le piéton et l’avaient écrasé. Le jeune flic qui se trouvait avec elle n’osait pas s’approcher, appréhendant le poids de l’homme, sa consistance, et craignant de malmener son cadavre. Et c’est elle, petite et menue, avec ses ongles rose-bonbon, qui avait tiré l’homme vers la lumière. Sa tête ressemblait à une pizza m’avait-elle dit, et son cynisme ayant étouffé le dégoût, elle avait fait les constatations d’accident avec l’équipage de la police-secours qui prenait les mesures autour des restes du pauvre homme sans tête, et du routier effondré des conséquences de son imprudence.
  Une triste comptabilité ayant été faite des accidents graves sur l’avenue Charles de Gaulle, nous avons été conviés certaines soirées, à effectuer des « opérations feux rouges » pour calmer les ardeurs des automobilistes adorateurs de la ligne droite. Cette mission consistait à stationner à un carrefour et à observer la circulation en amont, et les franchissements de feux rouges. Quand le cas se présentait, nous faisions signe à la voiture de s’arrêter et verbalisions le pilote. Nous nous accordions toutefois une marge de manœuvre et d’indulgence, parce que s’il était impossible de verbaliser les dizaines d’infractions que nous constations chaque soir d’opération, selon que le feu fût rouge clair ou rouge foncé, franchi au pas ou à vive allure, nous nuancions également notre réponse entre le faut-faire-trèèès-attention-la-prochaine-fois, et la prune en bonne et due forme.
  Tous les profils d’automobilistes se présentaient à nous. Il y avait les penauds qui de bonne foi avouaient leur inattention : « Je ne l’ai pas vu, j'ai pas fait gaffe, je pensais à autre chose, je suis navré. Si si. ». Les catastrophés : « Vous vous rendez compte, je travaille avec mon véhicule, j’ai besoin de mon permis de conduire, je vous en prie, je vous en priiiiiiiiiiiiie ! » Les menteurs : « Mais il était vert, enfin ! » Les demi-menteurs : « Il n’était pas orange ? Ah ? Ah non ? Ah pourtant, je l’ai vu orange, moi. » Les aveugles : « Un feu ? Où ça ? » Les ambassadeurs : « Corps diplomatique ! » et ils s’en vont et on les regarde partir. Les collègues : « PJ 78, on est en filoche, bonne soirée la roupane, haha ! Go ! » Ceux qui ne s’arrêtaient pas, et que nous prenions en chasse. Il pouvait alors s’agir de véhicules volés, ou transportant à leur bord des gens ou des matières suffisamment louches pour justifier un refus d’obtempérer.
  Et il y avait les sales cons.
  Et un soir j’ai eu le mien, un vrai prototype du sale con multiforme. On l’a vu arriver de loin celui-là, vite, très vite, slalomant entre les voitures.
  « Regarde ça là-bas !
  - Un feu…
  - Deux feux…
  - Trois feux rouges, allez c’est bon, il est pour toi, chacun ton tour ! »
  J’arrête la voiture qui pile violemment et à grand bruit de freins et de pneus. Je me dirige vers le conducteur tandis qu’un collègue fait le tour du véhicule de l’autre côté. On ne sait jamais…
  L’homme baisse sa vitre et me toise.
  « Non mais sérieusement, vous n’avez que ça à foutre ? Faire chier le monde alors que des petits vieux sont peut-être en train de se faire agresser en ce moment ?
  - Bonsoir monsieur. Oui, là présentement je n’ai que ça à faire en effet. Vous savez
pourquoi je vous arrête ?
  - Mais non, j’en sais rien ! Parce que vous êtes payés à emmerder le monde, c’est ça ?
  - Non monsieur. Vous venez de franchir trois feux rouges. Au mépris du danger, si vous pouvez entendre ce genre de considération.
  - Les feux ? Ils étaient oranges et de toute façon, il n’y a personne à cette heure-là ! Mais vous avez de la merde dans les yeux ou quoi ?
  - Baissez d’un ton et présentez-moi permis de conduire, carte grise, attestation d'assurance.
  - Ça va durer longtemps vos conneries ? Putain de blaireaux de flics de merde !
  - Comme je viens de vous le dire je n’ai que ça à faire ce soir. Alors oui ça peut durer, vous pouvez même couper le contact. Vos papiers. »
  Pendant que le type lance ses imprécations vers le ciel, qu’il maudit la fonction publique et toutes les polices fascistes du monde, et prenant les trottoirs vides à témoin, nous qualifie de tous les mots qui désignent normalement la déficience mentale, je m’éloigne et contrôle ses papiers, en m’obligeant à rester stoïque et à garder mon sang-froid autant que possible.
  « Alors elle a fini ses petites vérifications la poulette ? Elle a fait ma petite contravention sans faute d’orthographe ?
  - Elle a essayé, mais elle n’a peut-être pas fini avec vous. Votre ceinture de sécurité, elle est en option quand vous roulez ?
  - Ah parce que un feu rouge, ça ne vous suffit pas ?
  - Je suis oisive et gourmande. Trois feux rouges et défaut de port de la ceinture de sécurité. D’autre part, d’après vous, c’est votre freinage en urgence à distance déraisonnable de mes jolies chaussures administratives qui ont fait griller votre feu stop à droite ?
  - Il est grillé ?
  - Oui. Grillé, cramé, cuit, rectifié, il ne s’allume pas. En revanche, vos phares on les voit bien. Ça fait combien de watts ces trucs là ? Parce que ça m’a un peu aveuglée, voyez-vous…
  - ...
  - Je ne voudrais pas avoir l’air d’insister, mais la vignette d’assurance, où est-elle ? Collée sur le frein à main ?
  - Heu… Chez moi probablement. Vous plaisantez là ?
  - Que nenni, je n’ai aucun sens de l’humour quand je bosse. Tiens, votre plaque
d’immatriculation avant est vraiment dégueulasse, elle est illisible. C’est pour les radars qu’elle est dans cet état de crasse ?
  - C’est vous qui êtes dégueulasse… Salope, même.
  - Si vous le dites… Mais je ne relève pas l’outrage, je préfère les feux rouges. Maintenant, je vais vous demander encore un peu de votre temps, parce que j’ai quelques procès verbaux à remplir. »
  Et je lui ai collé toutes les contraventions que je lui avais énumérées. Je ne crois pas que ça me soit arrivé une autre fois. Pas à ce point là en tout cas.
  En fait, je n’avais cessé de penser à l’homme dont la tête avait été transformée en pizza, exactement à cet endroit.

texte extrait de Police Mon Amour

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Bénédicte Desforges

#chroniques d'un flic ordinaire

29 Juillet 2011

OPx Desforges

   J'étais jeune quand j’ai eu envie de toi. À peine plus de vingt ans. Je n’ai pas hésité longtemps, et j’ai tout laissé tomber pour toi. Je ne pensais qu’à toi, et n’espérais que de toi. Tu étais déjà tout, avant même que je te connaisse. Tout de toi me séduisait. Je n’étais qu’impatience… Et je t’ai tout donné.
   Je ne parlais que de toi, je ne pensais que par toi. Il n’y avait plus de place pour quoi que ce soit d’autre, il n’y avait plus de place pour personne. Ceux qui ne t’aimaient pas comme je t’aimais sortaient de ma vie, même s’ils y étaient installés depuis bien plus longtemps que toi.
   Je t’ai tout donné et tu m’as tout pris.
   Mais j’étais consentante. J’étais toi, et tu étais mon identité. Tu étais ma façon de vivre et d’être. Toi et moi, ce n’était pas une rencontre, mais cent mille.
   Mieux que le bonheur et la paix, tu étais sous un seul mot tous les savoirs et tous les sentiments. Police.
   Tu as été ma famille et ma maison. Tu as été mon temps qui passe, aussi. Ça s’appelle un bout de vie, je crois…
   Tu m’as fait grandir, et sans me laisser d’autre choix, tu m’as ouvert les yeux sur les autres et le monde. Tu étais la fenêtre la plus rare qui soit sur la vie, ce théâtre infernal où tu m’as donné un rôle.
   J’ai aimé ça, j’en redemandais chaque jour encore plus.
   Tu as été mon plus beau refuge. Et mon pire ennemi.
   Peu à peu, tu as changé mon paysage, je ne devais y voir que ce qu’il fallait y voir. Je n’avais jamais voulu ni le calme, ni la paix, ni toutes ces choses dont les gens disent que ça les rend heureux, mais sans un peu d’insouciance, sans un peu d’air entre nous pour respirer, l’expérience de toi devient envahissante et si lourde à porter.
   Pour une vie bien plus qu’un métier, tu n’as guère eu de reconnaissance. Mais je t’avais peut-être trop donné pour que tu me rendes si peu.
   Pire, tu as fini par trahir et tromper. Mais, c’est sans doute moi qui te voyais autrement.
   Toi et moi, ça aurait pu durer des années encore, mais je me suis éloignée, et aujourd’hui je ne suis pas sûre de pouvoir te retrouver. Tu n’as pas besoin de moi. Comme on dit, je ne suis, pareille aux autres, qu’un matricule. Mais ce petit numéro à six chiffres ne regrette rien, et a toujours fait au mieux entre ton exigence, tes contraintes, et celles d’un monde dont on a la charge. Entre l’ingratitude et le mépris.
   Je laisse la rue, et je laisse mes collègues où ils sont.  Avec ces souvenirs qui ont des trous noirs à la place des yeux. La seule façon de les retrouver une dernière fois était de les raconter.
   C’est fait maintenant. J’ai mal à me dire que c’est fini.
   Tu me manques tant. Toi et tous.
   Si je ne suis plus flic, je ne suis plus grand-chose.
   C’est idiot mais c’est comme ça.

texte extrait de Police Mon Amour

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Bénédicte Desforges

#chroniques d'un flic ordinaire