“chroniques d'un flic ordinaire”

18 Juin 2016

[inédit sur le blog]

   C'est un soir chaud comme un ailleurs qui ne ressemble pas à ici. Chaud comme les odeurs de cuisine aux épices d’Afrique du Nord et de plus loin, qui s’emmêlent dans le courant d’air qui passe, nonchalant, devant les fenêtres ouvertes. Chaud comme les voix des femmes qui appellent les enfants au repas du soir, penchées au balcon de l’immeuble, offrant à la nuit claire leurs profils de reines de Sabah. Chaud comme le son du tam-tam solitaire qui célèbre un rythme oublié, dans un petit parc à deux rues de là.
   Je suis dans la pénombre, le rideau blanc qui ondule dans le souffle tiède, a ce soir la légèreté d’une moustiquaire. Il suffit de fermer les yeux, ou regarder le ciel, les étoiles et les nuages bleus de la nuit, pour se rêver loin de là. Je suis au dernier étage, il y a un horizon de soie sombre et des mouettes sur les antennes de l’immeuble d’en face. La mer aurait pu être à deux pas d’ici.
   C’est l’été. L’air du soir sent l’asphalte, le safran et la paix. Je m’endors près de la fenêtre, glissant dans un souvenir d’enfance, sur une petite île éclairée d’une seule ampoule électrique autour de laquelle papillonnent et bruissent de petits insectes verts. L’air est moite, le sol est chaud sous les pieds nus. Le ciel est une immense encre de Chine, le petit bateau amarré au ponton de bambou a des relents d’essence qui restent accrochés à l’air immobile. Sous les palmes des grands arbres, sous les milliers d’étoiles, il y a des petites torches qui tracent un chemin jusqu’à un feu de bois dans un rond de pierres et de galets. Autour du feu, il y a des voix claires qui appellent les enfants au repas du soir, et des femmes accroupies sur leurs talons, ceintes de batiks sombres. Et puis il y a leurs mains brunes et lisses qui préparent un plat de riz et de poisson. L’air sent le safran.
   Et dans l’harmonie du son nocturne des grillons métronomes, il y a le tam-tam qui fait battre le cœur du monde.
   J’entends des rugissements et des voix sourdes. Je tourne la tête et je ne vois rien. Personne ne semble entendre, chacun continue autour du feu, à partager paisiblement le riz qui colle aux doigts. Je regarde encore vers la mer et le petit sentier balisé par les torches.
   Et puis j’ouvre les yeux et je vois trois grosses étoiles fades tombées du ciel de soie. Trois réverbères qui éclairent un mur aveugle. Et toujours le tam-tam inlassable et ces grondements dans la rue. Je me lève, je vais au balcon, et je les vois.
   Il y a là deux jeunes hommes face à face au milieu de la rue, dans la bulle hermétique de leur colère. Ils se toisent, ils se jaugent et ils se tournent autour. Ils grognent les poings en avant, pas l’un d’eux ne touche l’autre. Ils bougent en symétrie, dans un cercle où leurs ombres mêmes ne s’aventurent pas à se frôler. Ils respirent fort sans se quitter des yeux. Et ils continuent à tourner lentement, leurs pieds glissant sur le sol, attendant de l’autre qu’il baisse la garde ou le regard.
   Soudain l’un deux arrache son tee-shirt et le jette à terre, aussitôt imité par l’autre. Ils feulent, baissent la tête, avancent encore les poings, leurs épaules nues luisent de sueur. La distance qui les laisse indemnes l’un de l’autre se réduit. Torses nus et haletants, face à face, ils se défient encore. Sans un son, ils se tiennent en arrogance et en respect. Et sans un mot, dans le même instant et le même geste, ils reculent chacun d’un pas, baissent les bras et desserrent les poings. Se dévisagent une dernière fois, et d’un pareil mouvement, souple et crâneur, se tournent le dos et s’éloignent du même pas.
   Il ne reste rien d’autre dans la rue qu’un souffle de safran, et au loin, un tam-tam qui bat le rythme des pulsations de la nuit.

texte extrait de Police Mon Amour

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Bénédicte Desforges

#chroniques d'un flic ordinaire

8 Mars 2015


©Sera - FLIC - Casterman 2012

  Quand j’étais le lieutenant de permanence du dimanche, j’aimais bien patrouiller avec une fille. C’était mon incontournable rituel, mon caprice décidé d’avance pour ces tournées plus longues que celles des autres jours de la semaine. Je trouvais ça reposant, apaisant. Une fille, ça fait moins de bruit, ça gesticule moins, ça ne rigole pas dans les basses fréquences en mettant des grands coups de patte sur le tableau de bord, ça n’ouvre pas la vitre pour hurler : « Et ta chiotte, papy, tu la dégages ou faut que j’t’aide avec un décapsuleur ? » Une fille dans une voiture de police, ça fait joli, ça peut prendre une voix d’hôtesse de l’air sur les ondes, ça contredit les préjugés. Et puis, ça sent bon une fille, ça chlingue rarement des arpions ou des aisselles. Et quand on passe plus de huit heures en voiture à ratisser quatre arrondissements en plein été, ça y fait et pas qu’un peu.
  Une paire de filles, c’était vraiment la patrouille idéale du dimanche.
  C’est ma copine Pascale que je préférais comme équipière, une ex-championne de boxe française, férue des méthodes alternatives de l’analyse transactionnelle. Je me disais qu’entre sa force de persuasion, son coup de pied fouetté et mon mawashi, en cas de baston, on ne s’en sortirait pas forcément moins bien que deux vieux collègues bedonnants et bas du derche.
  Un dimanche, donc, où j’avais magouillé à l’avance avec mon chef de brigade pour qu’il me colle Pascale en chauffeur de ma voiture d’officier, on était en ronde sur le district, devisant gaiement dans nos effluves de patchouli et de vanille, quand un appel radio nous est parvenu. Il s’agissait de se rendre au Parc des Princes en renfort et, une fois sur place, de prendre contact avec le commandant d’une compagnie de CRS.
  Je ne me souviens plus de ce qu’il y avait là-bas ce jour-là, un match de foot ou un concert, mais un gros dispositif de maintien de l’ordre commençait à être mis en place pour la soirée. Nous nous sommes donc annoncées, nous dirigeant vers les beaux quartiers, et Pascale fit gracieusement brailler les pneus autour de la place de Clichy pour foncer vers l’Étoile, son avant-bras hâlé à la portière et ses bouclettes voletant autour de son visage rond.
  Arrivées au Parc des Princes, nous avons commencé à chercher la CRS avec laquelle nous avions rendez-vous, en roulant au ralenti le long des dizaines de cars stationnés et en essayant de repérer le numéro de la compagnie qui nous attendait. Nous étions tout à nos recherches quand on a entendu une voix tonitruante au-dessus de nous.
  « Ohéééééé ! Oh! les pépettes ! »
  C’était un CRS hilare, penché à la fenêtre d’un car, en gobe-sueur et bacchantes au vent, qui nous hélait.
  « Voilà bien notre chance, j’ai dit à Pascale, on se fait alpaguer par une section de CRS du Nord. Ils sont terribles, que des sous-baloches qui parlent ch’ti et qui ont voué leur âme et leur corps au maintien de l’ordre et au bitume. »
  Et l’autre continuait :
  « Waaah! hé, ho, les mecs, venez voir, y a deux filles, y a deux fiiiilles dans une voiture de poliiiice ! »
  J’ai de nouveau levé les yeux vers le car et je l’ai vu, entouré de deux clones tout pareils, grassouillets et moustachus.
  « Mais ils sont cons ou quoi, ces têtes d’enclume ? a dit Pascale.
  – Bouge pas, je vais leur demander », je lui ai répondu.
  Je suis descendue de notre joli carrosse sérigraphié en bleu, blanc et rouge.
  « Vous êtes cons ou quoi ? Et le respect ?
  – Ah! Le respect… Le respect ? Le respect ! Aaaah, les filles ! Vous montez dans le car ? Miam miam! »
  Je me suis penchée vers Pascale et je lui ai dit qu’à vue de nez, ils étaient complètement mûrs et chauds bouillants, et qu’il valait mieux partir dignement avant d’atteindre des limites disciplinairement irréversibles.
  Je me suis redressée de toute la grandeur de mes galons et leur ai lancé :
  « Messieurs, vous avez tous des tronches à bouffer des tartines de saindoux trempées dans un bol de bière au petit déjeuner, souffrez que nous prenions congé à l’instant. »
  Nous les avons laissés à leurs mines déconfites et avons vite rejoint la CRS 1 de Vélizy, celle des escortes présidentielles, effectifs rasés du jour avec les oreilles bien dégagées, autrement plus distinguée.

extrait de Police Mon Amour

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Bénédicte Desforges

#chroniques d'un flic ordinaire

8 Mars 2015

gender flic studies

Je ne compte pas le nombre de fois où la question m’a été posée…
« Un métier d’homme, ce n’est pas trop dur ? »
— Il arrive que ce soit dur, parce que les situations sont dures, non pas parce que je ne serais pas à ma place dans la police. Quand c’est dur, c’est dur pour tout le monde.
— Oui mais quand même, une femme n’est pas faite pour ça.
— Pas faite pour quoi au juste ?... »

Et là, s’ensuit généralement une énumération de lieux communs et de présupposés.

Je réponds alors que, rationnellement, les qualités d’un bon flic sont asexuées.
Avoir une bonne connaissance de la loi et de la procédure, être intègre et juste, faire preuve de patience, de rigueur, persévérance, diplomatie, sang-froid. Être ferme mais objectif, avoir ce qu’il faut d’empathie, ni trop ni trop peu, mais une écoute sincère et sans jugement. Être solidaire dans les moments difficiles. Savoir s’adapter rapidement, surmonter et mettre de coté l’émotion, la colère, le dégoût. Etc, etc.
(de même que les défauts des mauvais flics sont tout autant asexués. Lâcheté, manque de fiabilité, arrivisme, etc.)

Immanquablement, c’est prévisible, arrive l’argument supposé mettre à mal mon argumentaire.
« Et la force physique ? Ça pose un problème tout de même…
— On ne peut pas résumer le métier de policier à la force et aux muscles. C’est totalement réducteur.
— Et quand il le faut ? Si vous devez maitriser un type très énervé de cent kilos, vous êtes dans la panade, non ?
— Dans ce cas de figure, tout le monde l’est.
— Mais dans une situation d’affrontement physique, vous êtes plus vulnérable qu’un homme...
— Pas forcément. Il y a des hommes plus faibles que certaines femmes. Il y a des hommes peureux aussi. Et d’autres qui seraient enclins à envenimer des situations. Globalement, plus puissants musculairement, mais aussi moins souples et moins agiles que les femmes. Mais tout ça est pondéré par le fait que la police de terrain est un travail d’équipe. »

Soit dit en passant, à propos de l’agressivité (au sens large et non péjoratif) que l’on a tendance à associer à la virilité et à la biologie masculine, voilà déjà plusieurs années que les endocrinologues ont établi qu’elle n’est pas une incidence de la testostérone. Au contraire, cette hormone mâle (mais que les femmes produisent naturellement en plus faible quantité, tout comme les hommes produisent des œstrogènes) tiendrait un rôle dans l’aptitude à gérer le lien social.

« Enfin, c’est indéniable, si vous portez un uniforme, une arme, vous devez bien mettre votre féminité de coté…
— Qu’entendez-vous par féminité au juste ?
— Hé bien par exemple, dans ce métier vous ne pouvez pas vous habiller "en femme", vous maquiller, porter une jupe, des talons hauts… être féminine.
— Bien évidemment, mais cette définition de la féminité est réductrice elle aussi. À mon sens les gestes que vous citez relèvent de l’image, voire de la séduction. Objectivement, ce sont des artifices qui n’ont pas nécessairement leur place dans l’exercice d’une profession, à moins de considérer que la féminité se résume à une apparence. »

Dans le discours commun, le mot féminité est très souvent associé à l’image, laquelle image est une sorte de caricature essentiellement à l’usage des hommes. Ce concept est ensuite décliné sous forme de comportements et de tâches prétendument dédiés au genre féminin.

« Heureusement tout de même qu’il y a des femmes dans la police. Vous tenez certainement un rôle privilégié quand il s’agit d’intervenir sur des différends conjugaux, des femmes battues, des victimes viols, des enfants en détresse…
— Cliché. Dans ces situations qui nécessitent beaucoup de tact et d’écoute, voire de la douceur, ce ne sont pas nécessairement les femmes flics qui sont les plus à l’aise et efficaces. Dans l’absolu, c’est bien davantage une question de ressenti, d’expériences, de situation familiale ou d’âge. Dans la pratique, femme ou homme, chacun fait au mieux.
— Une femme ne se confie pas plus facilement à une femme ?
— Pas forcément, mais une victime peut en formuler le souhait si c’est son cas. »

Lors d’une intervention, l’expérience ou la situation (généralement désagréables) d’autrui peut faire écho au vécu de l’interlocuteur policier, et le rendre à même ou difficilement capable d’avoir l’attitude attendue. Être femme ou homme ne fait pas la différence. Dans le domaine de la compétence policière, il y a bien plus de différences d’atouts ou d’entraves, à prendre en compte que la différence de genre.

« De toutes façons, il y a une application de quotas au recrutement dans les écoles de police.
— En effet, mais ça ne présume en rien des aptitudes des uns et des autres. Un recrutement sans quotas pourrait d’ailleurs réserver des surprises.
— Plus de femmes ?
— Non, mais peut-être une parité naturelle… Quand je suis entrée dans la police, les quotas étaient très défavorables aux femmes. Du coup, au concours de gardien de la paix, toutes épreuves confondues, les femmes ont été reçues à partir de 17/20 et les hommes 9/20. En revanche, à la fin de la scolarité, la tête de promotion était constituée de 5 femmes et 5 hommes. »

Ce n’est pas parce que la police a été un bastion masculin très résistant à la féminisation de ses effectifs – Police nationale, un métier d’homme - qu’elle devait arbitrairement rester un domaine réservé.
Les hommes l’ont néanmoins plutôt mal vécu au début, et ont longtemps couiné à l’aberration de cette mixité. Un peu comme si leur virilité s’en était trouvée affectée, puisque du jour au lendemain, ils s’étaient retrouvés à ne plus exercer... un métier d'homme.

Objectivement, aujourd'hui beaucoup de métiers d’homme ne le sont plus, et beaucoup de métiers dits pour femmes, de façon similaire, le sont uniquement en application d’un conformisme social et culturel et de prédispositions supposées.

Une femme qui envisage de devenir flic, pompier, mécanicienne, chef d’orchestre, pilote de ligne ou astronaute n’usurpe la place de personne. Pas plus qu’un homme qui souhaiterait faire de la puériculture son métier, ou devenir danseur classique. La bonne place est celle que l’on choisit hors du carcan de conventions qui n'ont pas ou plus de sens.

Au nom de quel aveuglement hors d'âge faudrait-il qu’on tolère encore d'entendre parler de sexe fort et sexe faible ? et que perdurent des stéréotypes sans autre fondement que le dictat d’une phallocratie devenue sans objet ? si tant est qu’un jour, elle en ait eu un…

Si l’école enseigne que des nations se sont émancipées, que le temps de l’esclavage et de la ségrégation est révolu, que le racisme n’a aucun sens, que la colonisation était inéquitable, invivable – et pourtant, dans ces époques-là, tout le monde trouvait ça parfaitement normal et cohérent – s'il est démontré que l'héritage du passé n'est pas toujours beau à voir et qu'il faut en tirer des leçons, mais encore, si l’éducation civique et les Droits de l’Homme font partie des programmes scolaires, si le mot discrimination est dit et expliqué, alors il est logique que le sexisme et tous les déterminismes abscons qui lui toujours sont liés, soit abordé, expliqué et démonté, tant le principe du stéréotype justifie une approche intellectuelle.

L’égalité n’est pas synonyme d’uniformité, et dégagés du poids des clichés et préjugés, de Vénus et de Mars, féminité et masculinité trouveraient enfin un sens qui ne soit pas synonyme d’entrave sociale. Et la seule parité acceptable, qui aurait un sens authentique, serait celle qui, non contrainte par des textes inefficients et à courte portée, se construirait hors de tout stéréotype.

Alors ne vous moquez pas des fillettes qui jouent au cowboy, trouvent qu’en rose elles ressemblent à une fraise tagada, ou se rêvent dans un 38 tonnes. Ou au volant d’une voiture de police.
Plus le garçon est manqué, plus la fille est réussie.

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