“chroniques d'un flic ordinaire”

17 Mars 2014

Nique La Police


 On peut se dire collègue sans faire de ce mot une complicité factice. Juste un trait d’union.
  On ne se connaît pas, mais on a souvent les mêmes souvenirs, et on se comprendra à mi-mot quand on évoquera ce qu’on sait des caves et des caniveaux.
  Quand on se dira ce que personne ne veut croire, mais jouit d’entendre.
  Parce que même les scénaristes n’osent pas, ne savent pas, et laissent au secret de nos mémoires les images les plus troubles. Mise en scène impossible.
  Il faut quand même qu’il y ait des gentils ou des circonstances atténuantes dans les histoires. Il faut pouvoir s’endormir après le générique.
  Rappelle-toi, collègue, ce que tu ne peux pas oublier.
  Ces femmes qui ont la tête comme un compteur à gaz, le nez plaqué sur une pommette par un coup de poing de leur mari, qu’on veut emmener déposer plainte, et qui refusent... Et leurs mômes en pyjama, les yeux cernés, pétrifiés à la porte de la chambre, incapables de pleurer.
  Tous ceux qui n’osent pas, les lâches, traverser un palier et aller calmer leurs voisins eux-mêmes, préférant nous appeler pour se rincer l’œil de nos pourparlers.
  Et ceux qui en profitent pour jouer les balances, glisser une petite dénonciation médisante, en imaginant qu’on va leur filer la médaille de la Police, et leur taper sur l’épaule.
  Les bagarres d’ivrognes, où c’est toujours l’autre, bien sûr, qui est bourré, qui a commencé, qui a mis le premier coup…. et les dégueulasses qui se pissent dessus de trouille.
  Les cartons en voiture, quand ils ont tous le même râle, avec le moteur sur les genoux et vingt centimètres de tôle dans le flanc.
  Les cadavres puants, décomposés qu’on ne sait pas par où attraper. Et le fils ou la mère à la porte. Mais c’est quoi cette odeur ? Une fuite de gaz ?... Comment leur dire que mémé ne sent plus l’eau de rose, ou que papa se balance au bout d’une corde… Et il faut bien finir par le dire.
  Et les témoins d’agression qui oublient de se souvenir… J’habite le quartier, vous comprenez, je ne veux pas d’ennuis…
  Les intimités qu’on est obligés de pénétrer en franchissant des portes anonymes, qui nous forcent à voir comment les gens vivent, survivent, se haïssent et meurent.
  Et la crasse, toute cette crasse qui n’est pas que misère. Et des gens et des choses qui puent à en vomir, qu’on va toucher ou prendre par la main parce que la solitude ne connaît que l’odeur de la souffrance.
Le sacrifice de l’innocence des enfants quand arrive l’horreur, et que l’adulte ordonne le silence, étouffe les cris sur l’autel de son vice. Jusqu’à nier la maltraitance, nier l’inceste, nier le sang, nier la merde que le petit ne retient plus.
  Et quand on se dit : s’ils avaient osé douter, s’ils avaient osé parler, ces voisins muets qui n’ont pas osé imaginer...
  Souviens-toi, ça peut partir de peu de chose. Les pompiers réclament notre présence, parce qu’un enfant qui avait mal au ventre, a en fait mal aux fesses, et effectivement il saigne comme un bœuf. Empêcher la conspiration du silence. Pulvériser le huis clos. Envoyer le monstre dans l’engrenage judiciaire. Mais la parole d’un enfant, la parole d’un enfant qui ne sait pas encore parler… Tout le monde sait que ça existe, bien sûr…
  Et les préjugés qu’on renverse. L’ethnique, le tribal et le franchouillard. Le noir, le blanc, le jaune. Le vieux, le jeune, le voyou. La femme, la pute, la mère, et les trois à la fois. Tout ce qu’on sait pour l’avoir vraiment compris, et que le ghetto bien pensant prétend nous apprendre à coup de thèses et de slogans. Parce que bien sûr, le flic n’est pas très fin, dit-on.
  Et pourtant… On voit la société à poil. On la renifle, on la tripote, on la regarde les yeux dans les yeux, et on est payés pour ça. On a cette chance, collègue, alors ils peuvent dire ce qu’ils veulent.
  Parce que si on sait une chose, sans jamais se tromper, c’est que le plus haineux, le plus conformiste de la critique, celui qui ne veut rien savoir… Sale flic… Celui-là, quand il lui arrivera quelque chose qui le mettra en face de ses limites, il n’appellera pas sa mère, mais comme les autres, il fera le 17.

texte extrait de Flic, chroniques de la police ordinaire

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Bénédicte Desforges

#chroniques d'un flic ordinaire

6 Décembre 2013

En hommage à Philippe Cardon

Philippe Cardon
Philippe Cardon 1991 Goutte d'Or ©photo JMG

  Un jour, nos conviviaux locaux de police eurent à accueillir en leur légendaire garde à vue, un fort bel individu. Trentaine athlétique, élégamment habillé, belle gueule et tout et tout. Il avait dans la vie deux passe-temps, le premier servant au deuxième. Il était marathonien, et parfois courait aussi de bureau de poste, en banque, pour y détrousser des vieillards impotents, de leurs minables pensions, dont le retrait constituait la balade mensuelle.
  Il avait pris goût à cet argent facilement gagné, et on le recherchait activement.
  Il a finalement été arrêté sans heurts. Mes collègues avaient réfréné des envies de gifles sur la tronche de bellâtre de celui qui n'avait, malgré son talent, jamais réussi à voler sans blesser, estropier ou invalider un pauvre vieux. Il était enfin là parmi nous, et en attente d'être transféré devant un juge, pour y plaider sa bonne cause.
  Durant sa garde à vue, il demande à aller pisser, un collègue l'accompagne, le type le bouscule, et file comme un pet sur une toile cirée vers la porte, bref s'évade.
  Le hasard fit que se trouvait aussi là un homme, trentaine pas vraiment athlétique, gueule parfaitement quelconque, habillé banalement de bleu marine avec une étiquette marquée police, mais... marathonien à temps perdu. Réflexe de compétiteur, il se lance à sa poursuite.
  On n'a eu aucune nouvelle pendant trois quarts d'heure. C'est une police secours qui nous les a ramenés, d'un arrondissement éloigné.
  Ils avaient couru trois ou quatre kilomètres dans Paris. Les passants s'étaient aimablement écartés pour les laisser passer, et ils n'avaient pas été gênés dans leur course. Ils cavalaient au même rythme, l'un derrière l'autre, à foulées égales. Je crois que mon collègue en a eu marre, et voyant l'heure de fin de service se rapprocher, il a brusquement décidé d'abandonner l'idée des quarante-deux kilomètres. L'autre voulait manifestement relever le défi, et ne semblait pas vouloir s'arrêter de courir. Le collègue a alors sorti son flingue de l'étui, et le lui a lancé très adroitement sur la tête. Le bel athlète tout estourbi, a dû déclarer forfait.
  On ne dira jamais assez le danger des armes à feu.

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Bénédicte Desforges

#chroniques d'un flic ordinaire

4 Octobre 2012

alouette

  Il paraît qu’il y en a des sérieux, mais je ne les ai jamais rencontrés.
  Dans la police, la coutume veut que l’on dise d’eux que la seule chose qu’ils aient arrêtée au cours de leur carrière policière, est leur montre. Voire le bus pour les plus courageux.
  L’idéal d’un syndicaliste est de devenir permanent de sa structure le plus vite possible, et d’aller le moins possible sur la voie publique exercer le métier de policier. Ce qui lui permettra d’en parler d’une façon très détachée.
  D’ailleurs, un syndicaliste a souvent été un flic quelconque, et un mandat syndical est toujours le bienvenu pour masquer des carences professionnelles.
  Un syndicaliste perd très vite la fraîcheur, la couleur et le naturel du flic de base qu’il n’a pas été longtemps. Il prendra vite goût à se déguiser en commissaire de police avec des costards mal taillés, et des chaussettes blanches dans des mocassins noirs. Leurs vestes sont toujours trop petites, à moins que ce ne soit l’effet produit par un embonpoint précoce dû à une sédentarité mal maîtrisée. Mais cela n’a guère d’importance, car une veste de syndicaliste de la police doit pouvoir être retournée dans tous les sens jusqu’à en perdre les coutures.
  C’est un carriériste né, et la rapidité de son avancement tient du miracle.
  Un jour, j’étais allée rendre visite à un syndicat d’officiers dans le but de pleurnicher sur une épaule compréhensive. Ma hiérarchie me faisait des misères et je voulais en faire état à mes pairs, qui à coup sûr – j’étais presque parvenue à m’en persuader – s’insurgeraient et défendraient mon bon droit dans un fougueux élan corporatiste. Peine perdue. Je suis arrivée en plein débat d’une importance majeure. Les officiers s’indignaient de la matière de la doublure de leurs casquettes. Il se trouve qu’elles étaient synthétiques à l’identique de celles des gardiens de la paix. Le psychodrame des couvre-chefs de la catégorie B, qui n’accepte pas et se sent humiliée d’être coiffée comme la catégorie C. Ils revendiquaient donc auprès des autorités compétentes, le droit à une dotation de casquettes à doublure en cuir comme celles des commissaires. Enchaînant dans le sujet des signes extérieurs hiérarchiques, sur lesquels repose leur autorité pour la plupart, ils ont évoqué avec beaucoup d’émotion et le plus grand sérieux le droit à porter un sabre ou une épée aux cérémonies du 14 Juillet.
  Ce jour-là, j’ai compris que mon tragique contentieux – qui allait ruiner ma splendide carrière dans un imbroglio de recours – était dérisoire au regard de l’urgence et du bienfondé des affaires en cours, et qu’il était inutile que je tente de les attendrir sur mon destin de flic contrarié. Je les ai salués bien bas et j’ai quitté leur local en ne me privant pas de leur piquer un joli cendrier à titre de dédommagement de mon inutile visite.
 

Toute ressemblance avec des personnages ayant réellement existé n’est absolument pas fortuite. Si ça a l'air d'une coïncidence, c’est que vous les connaissez aussi.


extrait de Flic, chroniques de la police ordinaire

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Bénédicte Desforges

#chroniques d'un flic ordinaire