“chroniques d'un flic ordinaire”

6 Janvier 2012

commandant

  Le commandant n’était pas policier, mais fonctionnaire. Ce qui ne l’empêchait pas de se prendre pour une éminence aristocratique de la police. Il se faisait chercher et ramener à son domicile par un véhicule de service, sans se soucier de savoir si ça allait démunir des vrais policiers d’un de leurs outils de travail. Il s’installait à l’arrière de la voiture, croisait les jambes en prenant grand soin de ne pas faire de pli à son pantalon, et lisait son horoscope dans Le Parisien sans adresser la parole au chauffeur.
  Il portait des costumes gris à rayures parce qu’on avait dû lui dire, vingt ans auparavant, que c’était plus chic. Et quand il était en uniforme, il avait l’air déguisé… Heureusement, il ne le portait guère et ne sortait pas plus souvent de son bureau.

  Son activité principale consistait à épier ses subordonnés, en embuscade derrière le rideau crasseux de sa fenêtre, et à les faire convoquer devant lui pour leur signifier de graves fautes professionnelles auxquelles il était très sensible. Mais comme il ne se passe pas grand-chose devant la porte d’un commissariat, et que s’en éloigner lui donnait des sueurs froides, le pire manquement déontologique qu’il ait pu constater était le non port de la casquette. Il considérait que franchir les quelques mètres de trottoir entre le seuil du poste et la police-secours, tête nue et casquette à la main, relevait d’une excentricité inqualifiable pour un policier en uniforme. À peu près tout le service avait défilé la tête basse devant ce pointilleux galonné pour se voir servir le discours-de-la-casquette.

  Le commandant aimait les chiffres. On voulait une police de qualité, et lui ne désirait qu’une police de quantité.

  Il avait des petits tableaux qu’il remplissait soigneusement au jour le jour du résultat de notre activité, brigade par brigade, et il en faisait des statistiques, des péréquations et surtout des additions. Il avait un jour condescendu à venir à l’appel de la brigade, et dans un élan rhétorique suffisamment rare pour être remarqué, il nous avait dit d’un ton sentencieux qu’il préférait qu’on lui ramène dix étrangers en situation irrégulière qu’un braqueur.
  L’étranger en situation irrégulière n’était policièrement pas très motivant puisqu’il suffisait de se placer à la sortie du métro, et de tendre le bras pour en attraper un… ou les deux bras pour en attraper deux.
  Et nous pensions - naïvement - qu’un braqueur était dix fois plus dangereux que dix étrangers sans papiers, réalisant une fois de plus que la perception du métier évoluait vers l’abstrait et l’incohérence en même temps que le déroulement de carrière, et que si le commandant aimait compter, il se foutait éperdument de ce qu’il comptait.

  Alors, il aimait par-dessus tout les PV car il pouvait en faire des petits tas sur son bureau, faciles à manipuler et à compter. Contrairement aux délinquants, moins manipulables et empilables, plus encombrants, et surtout plus irritables.

  Le commandant qui aimait les chiffres, aimait aussi le whisky et ne comptait pas les verres, ni ce que ça lui coûtait, parce que dans son secteur il buvait à l’œil moyennant les PV qu’il faisait sauter et qui, du coup, échappaient à ses statistiques. On savait qu’il avait bu, et la quantité approximative de verres descendus, à la fréquence d’un tic nerveux qui lui faisait cligner de l’œil.
  Il nous faisait honte. Et un jour, je l’ai balancé. On m’a répondu « Que veux-tu, il est commandant, pas toi. Fais avec. Pas de vagues… »

récit extrait de Police Mon Amour

Voir les commentaires

31 Décembre 2011

2012
© Séra

   Il y a des dates qui s’acharnent à fouiller le temps, là où les souvenirs reposent sans deuil et sans autre sépulture que le fond d’une cicatrice dans la mémoire.
   Quelque chose dans l’air, un malaise sans nom, flou, qui ne veut pas finir, toujours à la même date. Quand les jours se font écho, au-delà des saisons et du temps qui passe. Et qu’il suffit d’une seule fois, d’un seul jour, pour donner la couleur des suivants.
   C’était un soir de nouvel an.
   La rue s’amusait et chantait, les fenêtres brillaient d’impatience de fêter le jour nouveau.
   Un appel nous est parvenu.
   « TV 270, rue Vauvenargues, vous avez un delta-charlie-delta à domicile, les pompiers vous attendent pour quitter les lieux.
   - C’est bien reçu TN, on y va. »
 En arrivant sur place, nous avons croisé les pompiers sur le palier.
   « Le Samu est déjà reparti. Mort naturelle… crise cardiaque. Allez, on vous laisse  Ce soir, la viande saoule nous attend. Bonne année et bon courage !
   - Pareil. Bon courage à vous aussi ! »
   Dans l’appartement, le couvert d’un réveillon à deux était dressé sur une toute petite table décorée de bougies et de fleurs. Minuscule concentré d’intimité autour de deux jolies coupes en cristal.
   Le sol était jonché des emballages de perfusions et cathéters déchirés à la hâte, et oubliés par le Samu. On ne l’a pas vu tout de suite... Dans un coin de la pièce, pâle comme la tristesse, des cheveux gris bouclés sur son front baissé, immobile, un homme se tenait.
   « Maman est morte. »
   Elle était venue de Russie pour fêter l’année nouvelle avec son fils. On a compris qu’elle n’avait plus que lui, et qu’il n’avait plus qu’elle. La misère chez elle, et l’exil pour lui. Elle était vieille, mais il ne s’y était pas préparé. Pas ce jour-là. Pas si vite. Ils ne s’étaient pas vus depuis des années. Ils attendaient le douzième coup de minuit pour se dire que c’était bon de se retrouver un jour de fête. Mais son cœur était fatigué, si chargé d’envie d’aimer au point de l’obliger à un trop long voyage vers la tendresse, qu’il n’avait pas su attendre.
   Elle était allongée sur un lit, un peu malmenée par les efforts du Samu pour la ramener à la vie. Son visage n’était pas serein. Il semblait raconter sa peine à lutter contre son cœur, ce fragile organe qui l’avait trahie avant l’heure.
   On a invité l’homme à s’asseoir à cette table pour deux. Il n’y avait pas d’autre siège. Il a bu un peu d’eau dans le verre en cristal pendant qu’on a ramassé les traces du passage du Samu. On a appelé le service des pompes funèbres, mais personne ne répondait, ils étaient en grève.
   « C’est aussi bien ainsi… Je la veillerai cette nuit. Je resterai auprès d’elle jusqu’à la fin… un peu plus…
   - Vous êtes certain Monsieur ? Si vous le souhaitez on peut… »
   Des cris ont retenti. Minuit. Tous en même temps, les murs, les étages voisins, ont célébré l’arrivée du nouvel an. Des feux d’artifice ont jailli devant la fenêtre, et leur éclat rebondissait sur les cloisons de la pièce et sur les visages. Nous ne savions que faire, que dire. Il n’y avait plus rien à souhaiter, la mort n’avait pas été douce.
   L’homme s’est levé. Il est allé vers un meuble et il est revenu avec un petit sachet enrubanné.
   « C’était le cadeau pour maman.
   Et il s’est mis à pleurer.
   - Pourquoi ai-je attendu minuit… »
   On s’est approchés de lui et on a essayé de lui dire le bonheur qu’elle avait dû ressentir à le revoir. On lui a dit que les dates, ce n’était pas si important, que la mort d’une vieille dame était une arrivée au port de la paix… Mais pour lui c’était un naufrage.
   « Je lui avais acheté une chemise de nuit. »
   Mes collègues et moi nous sommes regardés et avons pensé ensemble…
   « Monsieur, elle pourrait partir avec votre cadeau… Voulez-vous que je vous aide à lui passer sa chemise ? »
   Ses yeux m’ont dit oui. Mes collègues lui ont serré la main et sont repartis en emmenant avec eux les déchets laissés par le Samu. J’ai gardé une radio avec moi pour les prévenir de revenir me chercher.
   « Ouvrez le paquet, je vous en prie. Je ne peux pas… »
   J’ai sorti doucement la chemise de nuit de son emballage de papier de soie. On est allés vers le lit où reposait la vieille femme et on l’a déshabillée. Avec précaution, comme pour ne pas la réveiller, on l’a vêtue de son cadeau. L’homme a souri à sa mère. Il m’a semblé que son visage mort s’était apaisé. Mais c’est peut-être ce que je voulais croire.
   Je lui ai à nouveau demandé s’il pouvait rester seul jusqu’au matin.
   « Je peux. Merci. Merci pour maman…
   - Je vous remercie aussi. Je vous laisse tous les deux. »
   J’ai regardé la pièce une dernière fois. J’avais envie de débarrasser le couvert et de mettre les fleurs au pied du lit, mais je suis partie.


texte extrait de Flic, chroniques de la police ordinaire

Voir les commentaires

Bénédicte Desforges

#chroniques d'un flic ordinaire

29 Septembre 2011

  Penchés au dessus de la photo, on regarde notre alignement aléatoire et nos jeunes sourires. On se cherche, on se retrouve, on se reconnaît. On est tous là.
  On est serrés les uns contre les autres, nos épaules se touchent, il y a des bras dessus, des bras dessous, et des amitiés enlacées.
  Nos uniformes sont neufs et fiers. Nous aussi.
  C'était il y a des années.

  « Lui, qu’est-ce qu’il est devenu ?
  - Lui ? Il n’est pas resté longtemps chez nous. Il a passé le concours, et il est devenu juge d'instruction.
  - Et lui ?
  - Concours aussi. Il est commissaire. Dans une brigade centrale.
  - Et lui ?
  - Au moins commandant aujourd’hui.
  - Et elle ?
  - Brigadier-chef à l’école de police. Un retour aux sources.
  - Et lui ?
  - Lui, il s’est marié avec elle, que tu vois là. Et ils travaillent ensemble.
  - Et lui ?
  - Muté chez lui dans le sud.
  - Je m’en souviens maintenant, il ne parlait que de ça, de sa jolie maison dans une petite ville tranquille près de la mer.
  - Il a fait plus de dix ans en Seine-Saint-Denis. Et le premier soir de sa première vacation là-bas, sous le soleil, dans le chant des cigales, il se rend sur un différend familial et il se prend un coup de couteau dans le ventre. Il a failli y rester.
  - Et lui ?
  - Permanent syndical, franc-maçon et engagé politiquement.
  - Une vraie carrière de flic, quoi... Et lui ?
  - Ah lui, il va très bien. Enfin, beaucoup mieux. Il s’est plutôt bien remis de la balle qu’il a pris dans la tête sur un braquage.
  - Et lui ?
  - Il a démissionné. Je ne sais pas ce qu’il est devenu.
  - Et lui ?
  - Révoqué. Il a collé une baffe à un type qui venait d’agresser une vieille.
  - Révoqué ?
  - Oui. L’agresseur était mineur. Un mètre quatre-vingt-cinq, quatre-vingt kilos de muscles, mais mineur. Et mâchoire cassée.
  - Et elle ?
  - Révoquée aussi. Film de boules. En uniforme. L’IGS n’a pas trouvé ça excitant.
  - Et lui ?
  - Alors lui, je ne sais pas ce qu’il a fait, mais il est sous-brigadier au long cours dans un placard. Et dépressif parait-il.
  - Et lui ?
  - Mort dans un accident de voiture.
  - Et lui ?
  - Suicidé.
  - Et lui ?
  - Il a flingué sa femme, et il s’est suicidé.
  - Et toi ?
  - Moi, ça va bien ! Et toi ?
  - Je ne sais plus. »

récit extrait de Police Mon Amour

Voir les commentaires

Bénédicte Desforges

#chroniques d'un flic ordinaire