“chroniques d'un flic ordinaire”

13 Juillet 2011

ciel


On roule sur l’A86. On va sûrement vers une des cités où l’on travaille le plus. Les vols, les agressions, la came. Les overdoses.
Je ne me rappelle plus où. Je me rappelle de moins en moins.
Mais les cités sont souvent près des accès aux autoroutes. Je ne sais pas pourquoi.

  « TV 12, vous êtes toujours sur le secteur Nord ?
  - Affirmatif, TN 92.
  - TV 12, A86 sortie Nanterre Centre, direction Paris, vous allez vous rendre en renfort pour une déviation de circulation. AVP mortel, SP sur place. »
Le chauffeur arrache le micro de la main du chef de bord.
  « Négatif TN 92, nous sommes en interpellation. Pas disponibles.
  - C’est reçu à TN 92. »
On roule sur l’A86.
  « Pourquoi tu dis ça ? Pourquoi on n’y va pas ? »
Il ne répond pas.
Le chef de bord ne dit rien, il regarde loin, ailleurs.
On a continué à rouler sur l’A86, et on est allés dans une cité. Je ne me rappelle plus laquelle. Je ne me souviens pas de ce qu’on a fait ce jour-là. Vol, agression, came, overdose, je ne sais plus.
Et puis on est rentrés à la fin du service.

  « Pourquoi t’as dit ça ? Pourquoi on n’y est pas allés ?
  - Tu vas où, là ?
  - Je ne sais pas. Nulle part. Enfin, chez moi.
  - Quelqu’un t’attend ?
  - Non.
  - On va boire un verre ?
  - Si tu veux. »
On est allés dans un rade pourri, pas loin. À Nanterre centre. C’était moche, il était tard, il n’y avait que ça d’ouvert. Et on n’avait pas envie d’aller plus loin. Paris, on n’y va presque plus.
  « Tu bois quoi ?
  - Un Gin sec.
  - Pareil. »
J’aime quand tu dis qu’on est pareils.
  « Pourquoi on n’est pas allés sur l’AVP sur l’A86 ?
  - J’aime pas les AVP sur l’A86. Où tu veux, mais pas là.
  - Pourquoi ? »

Quelques mois auparavant, il avait reçu un appel radio.
  « TV 12, vous êtes sur le secteur Nord ?
  - Affirmatif, TN92.
  - TV 12, A86 sortie Nanterre Université, direction Paris, un AVP vient de se produire, SP prévenus.
  - C’est bien reçu TN 92, on est en route. »
Et il avait mis le deux-tons et le gyro. Et il avait accéléré.
Une voiture avait percuté un mur de l’autoroute. On n’a jamais su pourquoi. Pas de témoins. Pas eu le temps de comprendre.
Il s’est garé à quelques mètres. Son équipier est parti en courant vers la circulation, sifflet à la bouche, pour dévier le flot de voitures.
Il s’est approché de la tôle tordue.
Une femme était à la place du conducteur et tentait de détacher sa ceinture.
  « C’est coincé ! » disait-elle.
Il a essayé d’ouvrir la portière.
  « C’est coincé » il a dit.
Et puis il y avait le petit à l’arrière dans son siège, mais il ne pouvait l’atteindre sans ouvrir cette portière.
  « Aidez-moi ! » elle a dit en tirant encore sur sa ceinture.
Là, il a vu que de toute façon, ses jambes étaient avalées par l’avant de la voiture, que le volant la collait au siège, et qu’il fallait que les pompiers arrivent vite.
  « Je vais vous aider, madame, restez calme.
  - Mon bébé ?
  - Il va très bien, je vous le promets. Il n’a rien.
  - J’ai envie de vomir.
  - Les pompiers arrivent madame, on va vous sortir de là. »
Et puis il y a eu un bruit dans le moteur, sous le capot défoncé. Et de la fumée.
  « Aidez-moi. »
Et il y avait l’autre là-bas, trop loin, et qui lui tournait le dos, et qui faisait de grands signes aux voitures pour qu’elles passent sur l’autre voie.
   « Aidez-moi. »
Et il n’arrivait pas à ouvrir cette putain de portière qui était coincée, et la femme était coincée dans la tôle, avec le moteur qui lui couvrait les jambes. Et elle disait :
  « Aidez-moi. »
Et la voiture se remplissait de fumée.

Et il a bu son verre d’un trait.

  « Et là, tout s’est embrasé. C’est parti d’un coup, c’est venu du moteur. Moi, je ne pouvais rien faire, tout était coincé. La femme, la portière, la ceinture. Et je ne sais pas ce qui m’a pris, je lui ai hurlé dessus « Aidez-moi ! ». Le bébé toussait, pleurait, il a compris avant la mère, je me suis dit après. »
J’ai fini mon verre.
  « Elle, elle pigeait rien, tu vois, ou elle sentait rien, elle me regardait. Et puis j’ai dû m’éloigner à cause de la chaleur. L’autre, il faisait toujours la circulation, il n’a rien entendu, j’étais comme un fou, je criais « Aidez-moi ! » pendant que la voiture brûlait.
Alors, l’A86, je roule dessus mais je ne m’arrête plus. Pas encore. »

Les verres avaient fait des ronds sur la table, et on avait fait des traces de doigts avec les ronds pour dessiner des soleils liquides.
  « On reprend la même chose ? »


AVP : Accident de Voie Publique
SP : Sapeurs Pompiers

récit extrait de Police Mon Amour

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Bénédicte Desforges

#chroniques d'un flic ordinaire

6 Avril 2011

  L’ histoire était banale. En milieu d’après-midi, un homme était monté dans un wagon du métro. À l’arrêt suivant, à l’instant même où s’ouvraient les portes, il avait violemment bousculé une femme d’un coup de coude en plein thorax et lui avait arraché son sac. La femme était tombée par terre en poussant un cri strident, tout le monde s’était regardé avec des yeux ronds, et personne n’avait bougé.
   L’homme avait sauté sur le quai et s’était mis à courir vers la sortie. Ce qui était moins banal était la présence de ce passager qui s’était lancé à sa poursuite, laissant les autres dévisager leur lâcheté, eux qui étaient restés accrochés de toutes leurs mains aux barres métalliques du wagon, à s’en faire exploser les articulations.
   La fuite du voleur n’avait pas duré longtemps. Se voyant distancé, son poursuivant avait décroché un extincteur de sa niche sur le quai et le lui avait envoyé dans les jambes. Le voleur avait alors fait une culbute en plein élan, et était allé se casser le nez et s’étourdir contre un mur. La femme, encore choquée et peinant à retrouver sa respiration, était arrivée et avait ramassé son sac. Elle avait chaleureusement remercié l’homme et s’était vite éclipsée, pressée de se mettre à l’abri de ce sale souvenir et de se trouver hors de la vue de son voleur. Les témoins de la scène s’étaient également dépêchés de quitter les lieux, peu désireux de faire connaître leurs noms à l’homme audacieux, ou d’être confrontés à l’autre. Ils préféraient n’avoir rien vu, ça prend moins de temps et ça n’engage pas la parole.
   N’étaient restés sur le quai que l’homme et le voleur blessé, sans butin, le visage en sang, et qui s’était mis à hurler à l’agression. Il n’y avait plus ni victime, ni objet d’un vol, ni témoins. Simplement un homme à terre, un extincteur cabossé et celui qui l’avait lancé.
   La police était venue, et tout naturellement, puisque la scène parlait d’elle-même, le voleur avait été conduit aux urgences et l’homme en garde à vue, le premier dénonçant la folie du geste de l’autre qui pourtant protestait tant qu’il pouvait.
   Plus tard, dans la soirée, quelqu’un s’était présenté au commissariat. Un homme qui tenait à raconter une agression à laquelle il avait assisté dans le métro l’après-midi même. Il se trouvait dans le fond d’un wagon, il avait vu une sorte de bousculade, puis une femme s’effondrer en criant et un homme s’enfuir avec un sac à la main. La femme était sortie du wagon, et le métro avait redémarré car personne n’avait tiré le signal d’alarme.
   Alors tout naturellement, puisqu’à la virgule près il persistait et signait la même histoire que le lanceur d’extincteur, la police avait remplacé un agresseur par un autre, plus malfaisant dans la garde à vue.

Le truc en plus : Métro KO bobo

récit extrait de Police Mon Amour

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Bénédicte Desforges

#chroniques d'un flic ordinaire

12 Février 2011

occident

   Il aimait l'ordre et l'Occident.
   Il avait chez lui une abondante littérature sur le troisième Reich, et il était fier du passé douteux de ses origines allemandes. Ses enfants étaient blonds aux yeux bleus, ils obéissaient au doigt et à l'œil, et il en était très fier aussi. Le jour de la finale de la Coupe du monde de football, quand la France avait vaincu le Brésil, il avait préféré s'enfermer dans son bureau et écouter Tannhäuser de Wagner, parce que, disait-il, il n'y a pas de victoire française possible avec une équipe de bougnoules et de métèques. Il disait qu'en chaque Européen sommeillait un Beethoven, et que les Nègres n'étaient capables que de tendre la main pour cueillir des noix de coco, et chier à l'endroit où ils les avaient mangées. Il disait aussi que les Arabes allaient exterminer tous les Blancs de la planète dans un avenir proche, et construire une mosquée sur les ruines de Notre-Dame. Il estimait que le régime d'apartheid de l'Afrique du Sud avait été un modèle exemplaire. Alors, il avait préféré installer sa famille dans un lotissement à la campagne, et avait imposé à sa femme de cesser de travailler pour se consacrer à l'éducation des enfants, à la maison, et au catéchisme à la paroisse voisine. Loin de la sauvagerie de Paris.
   Son sentiment de supériorité raciale n'avait de commune mesure qu'avec son inculture et sa peur de l'autre. Il commandait une brigade, et il m'aimait bien parce que, avec mes tresses, j'avais un faux air de Fräulein.
   Il était sorti parmi les derniers de l'école de lieutenant, mais comme il adoptait lui-même l'ordre et la discipline, et l'absolue soumission au grade supérieur, valeurs qu'il chérissait avant toute autre, il était monté en grade avec le minimum de temps requis entre chaque galon.
   Il exerçait ses fonctions, retranché derrière le savoir-faire de ses effectifs, et s'attribuait l'initiative et la fierté de chaque belle intervention en apposant son nom en haut de chaque rapport. Cette manie de piratage, très répandue chez les officiers, avait d'ailleurs contribué au bon déroulement de carrière de beaucoup d'entre eux. Ils ne supportaient pas les conséquences du risque encouru, mais assumaient sans aucun scrupule les bons résultats de l'activité de leurs troupes - leurs hommes, comme ils aimaient à dire - et collectionnaient les félicitations des chefs de service.
   Il avait naïvement cru que tout ce qui portait uniforme, casquette et arme, avait les mêmes penchants que lui. Il avait vu en la police le fantasme néomilitariste d'un refuge idéologique, où sa haine pourrait s'épanouir et ses velléités de nettoyage ethnique se réaliser.
   Alors, il avait tenté une fraternité de contexte avec ses effectifs, mais personne n'était dupe. Sans eux, il n'était rien, mais sans lui, ça ne changeait rien non plus. Il était incompétent, trouillard, et personne n'avait jamais trouvé drôle sa manière d'arriver à l'appel en claquant des talons et en lançant des Zeig Heil ! Il n'était qu'un nom sur l'organigramme, et la troupe insoumise à sa loi du plus Blanc attendait patiemment qu'il fût muté loin de là.
   Comme la brigade était composée de policiers expérimentés pour qui la hiérarchie ne servait qu'à lire les notes de service, il se contentait d'être à l'heure et d'avoir une bonne diction. Et comme il n'était pas entreprenant, il ne faisait donc aucune connerie, et il a rapidement attrapé un galon supplémentaire. Sans qu'on sache si c'était le fruit du hasard ou d'un bon sens immanent des hautes sphères, il s'est retrouvé à la tête de lui-même, dans un bureau où il ne commandait plus personne.
   Malgré ça, il a continué à prendre son service en uniforme, et à tordre sa casquette pour la porter comme ça se faisait outre-Rhin il y a quelque temps.


Texte extrait de Flic, chroniques de la police ordinaire

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Bénédicte Desforges

#chroniques d'un flic ordinaire