Périphérique Nord

24 Juin 2006

  Je termine un stage 24h/24 chez les sapeurs pompiers de Paris. C’est le quinzième et dernier jour et je suis fatiguée. Quatre heures de sommeil quotidiennes en moyenne. Jour et nuit, je suis montée dans tous les camions rouges qui sortaient de la caserne. Je n’ai pas arrêté. A chaque sonnerie qui retentissait, quelque soit l’équipage concerné, je courais avec les autres. J’avais été dotée de tout l’équipement des pompiers, et mon statut de lieutenant en stage me permettait de les accompagner sur toutes les interventions.
  J’avais la chance d’avoir été affectée à la caserne qui décalait le plus de tout Paris, et j’avais appris et vu plein de choses. Nous retrouvions des effectifs de police sur la plupart des interventions, et j’avais eu le loisir d’observer nos savoir-faire respectifs d’un point de vue un peu extérieur. Je finissais ce stage, grandie d’une expérience inoubliable. Pour cette dernière nuit, je demande donc au stationnaire de désactiver la sonnerie dans ma chambre, et de me réveiller qu’en cas de grosse intervention.
  A cinq heures du matin, coup de fil. « Le capitaine t’attend dans la cour, dépêche-toi, il y a un accident grave sur le périphérique… » Les bottes sont déjà dans le pantalon, j’enfile le tout d’un seul mouvement, et une minute plus tard je suis dans la voiture de l’officier. Périphérique intérieur. La circulation est coupée par la police qui renvoie toutes les voitures vers les boulevards. Devant nous, un coin de ciel de cette nuit glaciale de février est bleu de l’éclat des étoiles électriques des gyrophares. Police, pompiers et Samu. Il y a cinq occupants dans la voiture accidentée… et cinq Samu sont déjà là.
  La voiture a manqué la sortie, et percuté la structure en acier de l’éclairage de l’embranchement. Avec la vitesse et le choc, elle s’est enroulée autour du poteau et ne fait plus qu’un mètre de haut. La carrosserie blanche fait des plis comme du papier. Les pompiers ont installé des projecteurs.
  Du sang coule de tous les côtés de la voiture. Du côté gauche, pendent un bras inerte et quelques mèches ensanglantées de longs cheveux blonds… Le silence est rompu par le bruit métallique des engins de désincarcération. Quand les machines se taisent, le temps de retirer des bouts de carrosserie, on entend des hurlements et des râles dans l’amas de ferraille.
  Personne ne dit rien, chacun retient son souffle comme s’il subissait l’oppression de cette voiture retenant des vies dans sa carcasse. Les médecins du Samu sont accroupis près du véhicule, silencieux aussi, prêts à intervenir. Dès qu’un bout de tôle déchirée est arraché, leurs mains sondent les entrailles de ce monstre à quatre roues, trouvent un bras, une main, une veine et perfusent.
  Le toit de la voiture est découpé à la scie. Cinq à l’intérieur... Jeunes, disloqués, pliés, mutilés. Ceux qui étaient à l’avant ont le moteur sur les genoux, et les pompiers sont toujours à l’œuvre pour les dégager. Mais centimètre par centimètre, cette tâche est longue et délicate. Je tiens deux perfusions tandis que les médecins et infirmiers travaillent. J’entends le mot morphine.
  Une jeune fille gémit doucement, la tête renversée, c’est sa chevelure que je voyais. Des bulles rouges sortent de sa bouche, elle a la colonne vertébrale brisée.
  Ils étaient cinq, ils avaient vingt ans et avaient dansé toute la nuit. L’un d’entre eux avait été tué sur le coup, un autre est mort avant d’avoir été dégagé, un autre est mort dans le Samu, un autre est mort quarante-huit heures après, le dernier a survécu avec une tétraplégie. C’est ce que m’avait dit un des infirmiers présents ce matin-là, rencontré sur un accident quelques semaines plus tard.
  Plus de trois heures après, le jour était levé, le sang était noir sur la carrosserie déchiquetée, et les Samu repartaient avec leurs morts et leurs agonies.
  La circulation était rétablie, et le périphérique allait continuer sa sordide loterie statistique.
 

texte extrait de Flic, chroniques de la police ordinaire

Bénédicte Desforges

#chroniques d'un flic ordinaire

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