“chroniques d'un flic ordinaire”

19 Novembre 2017

fin de l'histoire


   Elle était vautrée dans les cartons. Je l’ai redressée et je l’ai attrapée sous les bras parce qu’il fallait que je la sorte de là. Je n'aurais pas pensé qu’elle était aussi lourde. Appuyée contre moi, à mesure que je reculais pas à pas, sur le béton de la cave où elle avait échoué, ses pieds trainaient sur le sol. Je me suis dit que j’allais les mettre à mal, mais qu’importe, qui s’en soucierait maintenant, pas elle, et puis ça ne se verrait pas.
   De toute façon, je n’avais pas le choix, il fallait que je la traine comme ça, c’était à moi de m’en occuper. Seule. Et maintenant, il fallait aller jusqu’au bout.
Elle a glissé, je l’ai serrée dans mes bras, elle s’est affalée sur moi, toute livide, sale, froide et raide qu’elle était, contre mon blouson bleu foncé. Ma casquette est tombée par terre, dans la poussière. J’ai du avoir l’air ridicule, obscène, à grogner dans le creux de son épaule, en même temps que je la retenais de tomber. Personne ne le voyait, alors qu’importe. Mais que c’est lourd à porter. Tellement lourd, cette histoire qui n’en finit pas de finir.
   Je l’ai allongée sur un vieux tapis un peu crasseux qui trainait là. Je l’ai regardée, elle avait quelque chose de troublant, malgré tout. Malgré son état. Elle était amochée. C’est con de finir comme ça, dans une cave. Elle était faite pour le jour et les regards, avec sa taille fine, son cul rond et menu, et ses longues mains figées le long du corps, dans sa nudité dérangeante sous la lumière crue de l’ampoule, avec ses formes de caryatide, outrancières et inutiles.
   Je n’allais pas la laisser comme ça. Et j’avais l’intention de l’exhiber sur internet, on arrondit les fins de mois comme on veut.
   J’ai enlevé mon blouson, pour la dernière fois. Et j’ai commencé à avoir froid. Froid dehors, mais surtout dedans, dans mon cœur et mes regrets. J’ai glissé la manche droite le long de son bras, je l’ai retournée sur le coté, et les lettres Police ont jeté un bref éclair. Elle était trop raide pour lui passer la gauche. J’ai redescendu l’autre manche sur son coude éraflé, et je lui ai enfilé les deux en même temps. J’ai dû forcer un peu. Je l’ai redressée, et j’ai fermé le blouson. J’ai secoué ma casquette et je l’ai mise sur sa tête, son visage blafard était dans une tache d’ombre, c’était mieux ainsi. On voyait moins son sourire.
   Puis j’ai allumé mon appareil photo.
Elle avait une pose ridicule. C’était encore plus triste comme ça. Tant pis. J’ai flashé. La lumière a rebondi sur le corps en plastique.
   Bref, j’ai vendu mon uniforme sur le Bon Coin.

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Bénédicte Desforges

#chroniques d'un flic ordinaire

12 Novembre 2017

  Les Anciens, comme on les appelle, palabrent sous les arbres géants de leurs souvenirs et racontent. Il y a pour chacun des jours ou des saisons pour se rappeler, mais chaque jour ils pourraient cueillir un souvenir sombre ou lumineux, amer ou sucré, et le partager avec nous. On a tous eu des Anciens avec nous, et tous les Anciens ont eu les leurs. C’est ainsi que se transmettent les histoires et la mémoire de nos collègues.
  Les Anciens sont comme des vieux Indiens. Ils se souviennent pour nous, et pour qu’on puisse raconter à notre tour. Ils aiment bien qu’on se réunisse autour d’un totem, et le totem c’est souvent la cafetière. Ou dans un tipi, et le tipi ça peut être une police-secours, mais on ne fait pas de feu de joie dedans. Il y a des fois où des ennemis mettent le feu à nos tipis, mais c’est une autre histoire. Une histoire de territoire ou de chefs, une histoire animâle.
  Alors nous, jeunes papooses et guerriers initiés, on entoure les Anciens et on les écoute. Un mot, un nom ou une rue réveille leur mémoire. Et la rue se repeuple, et le nom redevient une âme de la tribu. Et ça vient tout seul, et on ne peut pas les arrêter. Et parfois, ils racontent encore et encore la même histoire pour qu’elle devienne une légende. On sait que ça leur fait plaisir et que ça leur fait du bien, on les écoute comme à la première fois avec des yeux ronds, et on leur pose les mêmes questions. Parfois aussi, ils ne répondent pas la même chose, parce que le temps s’amuse avec les réalités. Et les Anciens s’amusent avec le temps parce qu’on n'était pas là pour savoir. Et puis d’ailleurs le temps a passé. Tout a changé. Les Anciens expliquent toujours que c’était mieux avant. Et quand ils racontent avant, c’est comme si on regardait un film en noir et blanc, même si la légende date de l’année dernière. Mais les Anciens sont déjà au passé simple.
  Quand on part sur une piste avec un Ancien, il a le regard de ceux que plus rien n’étonne, et il nous montre des choses qu’on n’avait pas remarquées. « Tiens, tu vois les trous dans le mur ? Ce sont des balles. Deux collègues sont tombés là. » Et l’Ancien est triste parce qu’il a perdu des amis avec qui il buvait le café tous les matins, et que ce jour-là comme les autres jours, ils s’étaient dit « A tout à l’heure. » et que l’heure n’est pas venue. Alors l’Ancien parle d’autres collègues morts parce qu’ils habitent tous au même endroit de sa mémoire, et il se souvient qu’il n’est pas passé loin non plus. Et il raconte. Et après il parle de choses qu’on n’aurait pas pu voir. « Oula ! T’aurais vu la bagarre qu’il y a eu dans ce bar ! Les chaises volaient dans la rue ! Un type avait un couteau dans le ventre et ne s’en rendait même pas compte ! » Et à chaque fois qu’on repasse devant le bar, on repense à la bagarre de l’Ancien, on regarde le ventre des passants et on imagine des chaises voler. Et on raconte l’histoire.
  Les Anciens se rappellent aussi de ceux qui ont été bannis de la tribu, et de ceux qui sont partis parce que l’herbe est plus verte ailleurs. Là-bas, les tipis ne brûlent pas et on a le temps de raconter des histoires. Et un jour qui vient vite, les Anciens s’en vont, et on se dit « Bientôt il n’y aura plus d’Anciens.»

extrait de Police Mon Amour

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Bénédicte Desforges

#chroniques d'un flic ordinaire

9 Novembre 2017

L’étrange expérience de rentrer et voir de près à quoi ressemble le pilon, cet endroit où viennent brutalement mourir les livres. Je viens de recevoir une lettre de Casterman qui m’annonce la fin prochaine de Flic, la bande dessinée. Au pilon. Les livres coûtent moins cher à détruire qu’à stocker.

le pilon


  Il nous avait prévenus qu'on serait surpris. Et mal à notre aise. Mais il ne voulait pas nous dire où il nous emmenait. Il voulait voir nos regards au moment où on franchirait la porte, et revivre le choc dans nos yeux. Il nous avait simplement dit qu’il avait fait connaissance d’un homme, un veilleur de nuit, qui travaillait tout au fond d’une zone industrielle, dans un entrepôt pas comme les autres. Par amitié, il s’était occupé de lui annuler une contravention sans importance, et puis une deuxième, et l’homme lui avait alors proposé de le rejoindre sur son lieu de travail. Pour voir. Parce qu’il fallait voir ça au moins une fois. Parce que c’était un endroit secret. Et parce qu’il en avait la clé.
  Une nuit, il était allé le rejoindre, et quelques jours plus tard, il avait demandé à cette obscure sentinelle s’il pouvait revenir, parce que c’était plus fort que lui, et qu’il n’avait cessé d’y penser. Et l’autre lui avait permis de revenir avec nous. Avant de quitter le commissariat, on avait promis de ne jamais révéler à quiconque le chemin de cet endroit, ni de dire qu’on y avait pénétré. Le veilleur de nuit tenait au-delà de tout à son emploi, et n’avait le droit de laisser entrer personne.
  Nous étions donc partis en patrouille en direction de cette immense zone industrielle qui se trouvait de part et d’autre d’une longue avenue en impasse, faite d’une multitude de voies perpendiculaires formant de grands blocs entre lesquels on se perdait. Nous avions fait le chemin en plaisantant, échafaudant toutes sortes d’hypothèses farfelues autour de ce mystérieux entrepôt. On essayait de deviner, mais l’autre, qui demeurait silencieux, avait seulement lâché « Vous allez voir, c’est terrible… »
  On roulait doucement entre des hangars aux portes closes et des containers empilés, impatients de savoir. Après avoir emprunté une voie en sens interdit au bout d’une aire de chargement déserte, nous nous sommes arrêtés devant une grille derrière laquelle allait et venait un grand chien noir et fauve. Une petite pancarte rouillée nous a semblé indiquer qu’on se trouvait devant une entreprise de recyclage. Au fond d’une cour jonchée de bouts de papier, se trouvait un entrepôt semblable à tous les autres, fait de béton et de tôles ondulées. D’une petite porte située sur le coté, un homme est apparu, et a appelé le chien qu’il a attaché à une corde. Puis, il est venu nous ouvrir un battant de la grille pour que nous entrions la voiture dans la cour. Nous l’avons salué, et il nous a pressés de le suivre. Il était pâle comme tous ceux qui travaillent la nuit, et avait des cernes sombres sous des yeux rougis comme s’il venait de se réveiller. Mais son regard était malicieux… « Suivez-moi » nous dit-il en faisant coulisser une première porte dont il avait libéré la chaîne de son cadenas. Nous avons franchi un espace où étaient alignées de grandes bennes vides posées sur des cales. Et nous avons passé une autre porte pareillement verrouillée qui donnait accès à des dizaines de rangées de palettes et de cartons fermés. Le veilleur de nuit s’est arrêté devant la dernière porte et nous a regardés de ses yeux brillants de fatigue. « Je vous laisse là. Je vais retourner lire. Faites ce que vous voulez et prévenez moi quand vous partirez que je referme tout derrière vous. » Et d’un air soudainement grave, il fit tourner une clé dans la serrure, et rebroussa chemin. Et on est entrés.
  Il y avait là des montagnes de livres. Des tas immenses les uns à coté des autres, des tas qu’on aurait pu escalader, qui auraient pu nous engloutir. Des cordillères de collines de livres, de pages, de couvertures béantes. Des livres de toutes tailles, de tous genres. Certains étaient grossièrement troués, d’autres avaient été mouillés et leurs couvertures ne se refermaient plus sur leurs pages gondolées, d’autres encore étaient salis, tâchés de peinture, pliés, déchirés.
  On se regardait, incrédules, nous demandant ce que tout cela voulait dire.
  « C’est le pilon, dit l’un d’entre nous. C’est là que viennent finir les livres. Les livres invendus, les livres périmés, les ratés des imprimeries, les perdants, les mort-nés. On est dans le cimetière des livres. »
  C’est donc ainsi que venaient s’échouer les ouvrages dont personne n’avait voulu, dont la consommation s’était détournée. Des livres qui n’avaient jamais été ouverts, jamais été saisis par des mains impatientes et curieuses, des livres qui ne seraient jamais lus. On avait tous un sentiment de malaise face à ces milliers de livres vierges devenus déchets, et qui allaient retourner à l’état de papier, leur matière première.
  Il y avait dans ce spectacle de livres éventrés et malmenés, dont la destruction avait commencé, quelque chose d’obscène, une incohérence dérangeante. J’avais l’impression confuse d’être dans un charnier. Nous nous sommes mis à fouiller dans ces tonnes de livres. Il s’en trouvait qui étaient encore intacts, et nous les sortions de cette sorte de fosse commune en caressant leur couverture épargnée, comme on sort un oiseau blessé d’une marée noire. On s’est vite retrouvés avec des piles de livres que nous sommes allés entasser dans le coffre de la voiture. Quand celui-ci fut plein, nous sommes allés voir le veilleur de nuit et lui avons demandé l’autorisation de revenir un peu plus tard, quand nous aurions déposé notre cargaison quelque part. Il acquiesçât d’un clin d’œil entendu. Trois quarts d’heure et un différend familial plus tard, nous étions de retour sous l’éclairage cru et sinistre de l‘entrepôt. Et nous recommencions, les bras engagés jusqu’à l’épaule dans les amas de pages torturées, à tout retourner jusqu’à trouver des livres saufs.
  Nous avions pris l’habitude de revenir régulièrement. On accumulait les livres. On n’avait pas l’impression de voler. Personne n’avait voulu de ce papier qui ne se comptait désormais plus en plaisir mais en quintaux, et on en prélevait une infime quantité qui ne faisait pas la différence. Sauf pour nous qui avions le sentiment de troubler un drame, d’empêcher un absolu sacrifice, et accumulions chez nous ce qu’on considérait comme des objets nobles et beaux, mais tristement éphémères tant qu’ils n’appartiennent à personne.
  On s’était mis à lire bien plus qu’avant, et on offrait des livres à tout le monde. Jusqu’au jour où deux vigiles ont remplacé le chien et l’ami qui fermait les yeux sur nos petits pillages nocturnes. Il nous a manqué, et on continuait à penser au pilon qui avalait tout, désormais bien gardé par deux cerbères. Et il me plaisait d’imaginer que le veilleur de nuit était devenu libraire.
 

Texte extrait de Police Mon Amour

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