• juin 2010 •
"racaille" |
"incivilités" |
Il y avait dans les missions de la police, la lutte contre la délinquance.
Mais le mot est usé et manque de ferveur à la tâche. La lutte n’est plus d’actualité, la lutte c’est mou du genou. Outre la dimension répressive de la "lutte", le sens du mot y inclut ce qui est du domaine préventif et informatif, tandis que le combat appartient aux ardeurs des phases terminales. Il faut remplacer la lutte par le mot combat, et la dimension urgente et dramatique devient aussitôt une évidence.
Alors même si l’énergie était la même dans la lutte, le politique, suivi par le médiatique, évoque désormais un combat contre la délinquance.
Cette police exponentiellement rebaptisée ne pouvait décemment continuer à patrouiller sur des secteurs. Le paysage devait aussi changer. On parle aujourd’hui de territoires. Un dealer ne vend plus dans son quartier, mais il a le contrôle d’un territoire.
Le maintien de l’ordre - association de mots pourtant impopulaire, synonyme de procédé fasciste il y a vingt ans pour certains - est désormais un objectif d’envergure inadaptée au choix de société qui semble s’affirmer. Maintenant, les criminologues agréés parlent de pacification.
Les vieux flics ont connu dans les faits de délinquance communs, le trafic de drogue, le recel de vol, et autres atteintes aux biens du même ordre. Ils sont priés de se mettre à la page, de ne plus parler de "deal" ou de "fourgue" mais d’économie souterraine. C’est vrai que ça a tout de suite une autre résonnance. Ça fout les pétoches au citoyen-électeur parce que c’est souterrain. C’est localisé au même endroit invisible que les réseaux dormants, quelque part entre chez lui et pas loin.
L’économie souterraine, ça se chante comme la dissimulation d’une organisation tentaculaire et bien rodée, donc – aussi - le message d’un constat d’échec. Autant d’angoisse et de fantasme pour une population élevée à la soupe sécuritaire, qu’il y a d’adrénaline dans le flagrant délit pour un flic. La sécurité, c’est désormais le vertige des deux infinis.
Certains services de police sont qualifiés par les mêmes criminologues-communicants d’offensifs. Lors d’un débat télé, j’avais demandé à une éminence de l’ONDRP* pourquoi il utilisait ce langage de guerre (j’avais spontanément pensé à la grenade offensive, association d’idée, allez comprendre…) et pourquoi il fallait que le mot "répressif" tombe lui aussi en désuétude, alors qu’il était précisément et exactement adapté au travail policier.
La répression ne satisfait plus la rhétorique, elle n’a plus de relief, elle a trop servi aussi, le mot s’émousse, il faut passer à l’offensive. Il n’a pas répondu.
Mais contre qui ?
Aujourd’hui on dit surtout les jeunes. La seule précision apportée est en bande ou mineurs. S’ils sont plus de trois, on parle de bande organisée, s’ils sont mineurs, il est d’usage à intervalles réguliers (le temps d’oublier) d’évoquer des couvre-feux. Le couvre-feu est une mesure prévue par la Constitution en cas d’état de crise ou état de siège. C’est dire que ça ne rigole pas, là.
On dit aussi racaille si on est président de la République. On peut dire crapauds si on est flic et qu’on aime bien les baragouins d’initiés.
Avant, en situation de troubles à l’ordre public par exemple, on parlait de casseurs. Ou encore - avec un brin de paranoïa - des autonomes, anarchistes ou autres dénominations appartenant à un folklore politique. Par ailleurs on parlait de délinquants. Tout simplement. Ou de voyous. Au moins, ces gens-là avaient un qualificatif.
Aujourd’hui ce sont des jeunes… c’est dire le potentiel de dangerosité de cette tranche d’âge. (même si c’est une permanence dans le temps de voir les adultes redouter et s’effaroucher de leurs propres rejetons… une France vieillissante n’arrangeant rien.)
Le métier de policier se concentre autour de mots forts, et se précise dans son appellation, tandis que sa clientèle de prédilection s’imprécise faute de mots. A cause d’une amnésie du langage pour désigner ceux qui tombent sous le coup de la loi, l’ambiance vire anxiogène. Si le délinquant est flou, s’il n’est personne, c’est qu’il peut être tout le monde.
Il y avait également - et il y a toujours - des pointures, des criminels sanguinaires, des fous, des braqueurs qui n’avaient peur de rien et qui tiraient à l’arme lourde si leur plan était contrarié. Aujourd’hui on dit arme de guerre en cas de vol à main armée. Mais ce sont toujours des pistolets mitrailleurs, kalachnikovs, etc, bref, de mémoire de flic, personne n’est jamais monté au braquage avec des pistolets à billes. Mais il semblait opportun d’introduire le mot guerre dans la désignation de l’arsenal du grand banditisme - qu’on préfère d’ailleurs appeler crime organisé, même s’ils ont toujours été assez doués pour l’organisation, et ça depuis très longtemps. Le vol à main armée bénéficie aujourd’hui de la libre circulation européenne, mais la pratique reste la même.
Le décèlement précoce est une notion nouvelle, également énoncée par la criminologie new-wave.
L’objectif de cette méthodologie est d’identifier les délinquants avant qu’ils ne le deviennent (exemple : les non-délinquants en bas-âge) ET les infractions avant qu’elles n’aient eu lieu (par exemple, avec la très populaire vidéosurveillance, pardon : vidéoprotection). Autrement dit, procéder à un contrôle permanent d’à peu près tout le monde, et – c’est un point de vue - le très cartésien monsieur-tout-le-monde aime à dire « quelle importance si on n’a rien à se reprocher !...»
C’est une drôlement bonne idée, non ? Mais il va falloir faire cohabiter dans la loi et la procédure pénales, le décèlement précoce avec la présomption d’innocence. Et aussi avec les libertés constitutionnelles, les droits de l'Homme, et tout ce genre de dispositions à la sauce Vème république.
*ONDRP : Observatoire National de la Délinquance et de la Réponse Pénale
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