“ailleurs...”

3 Février 2015



Extrait du film Les Mauvais jours finiront, 40 ans de justice en France aux côtés du Syndicat de la magistrature [lien]

 

La harangue de Oswald Baudot à des magistrats qui débutent
Oswald Baudot (1926 - 1994) a été une des figures du Syndicat de la magistrature. Cet éternel révolté qui aimait bousculer l'institution judiciaire est resté dans l'histoire de la magistrature pour cette "harangue" rédigée en 1974, alors qu'il était substitut du procureur de la République de Marseille. Le garde des sceaux de l'époque, Jean Lecanuet, n'avait guère apprécié cette vision de la magistrature : accusé de manquement à l'obligation de réserve, Oswald Baudot avait comparu, le 28 janvier 1975, devant la commission de discipline du parquet, qui avait recommandé au ministre une réprimande avec inscription au dossier. Face à la mobilisation du Syndicat de la magistrature et au soutien de l'Union syndicale des magistrats, le garde des sceaux avait finalement renoncé à sanctionner l'impertinent.

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Vous voilà installés et chapitrés. Permettez-moi de vous haranguer à mon tour, afin de corriger quelques-unes des choses qui vous ont été dites et de vous en faire entendre d´inédites.

En entrant dans la magistrature, vous êtes devenus des fonctionnaires d´un rang modeste. Gardez-vous de vous griser de l´honneur, feint ou réel, qu´on vous témoigne. Ne vous haussez pas du col. Ne vous gargarisez pas des mots de troisième pouvoir, de peuple français, de gardien des libertés publiques, etc. On vous a dotés d´un pouvoir médiocre : celui de mettre en prison. On ne vous le donne que parce qu´il est généralement inoffensif. Quand vous infligerez cinq ans de prison au voleur de bicyclette, vous ne dérangerez personne. Évitez d´abuser de ce pouvoir.

Ne croyez pas que vous serez d´autant plus considérables que vous serez plus terribles. Ne croyez pas que vous allez, nouveaux saints Georges, vaincre l´hydre de la délinquance par une répression impitoyable. Si la répression était efficace, il y a longtemps qu´elle aurait réussi. Si elle est inutile, comme je crois, n´entreprenez pas de faire carrière en vous payant la tête des autres. Ne comptez pas la prison par années ni par mois, mais par minutes et par secondes, tout comme si vous deviez la subir vous-mêmes.

Il est vrai que vous entrez dans une profession où l´on vous demandera souvent d´avoir du caractère mais où l´on entend seulement par là que vous soyez impitoyables aux misérables. Lâches envers leurs supérieurs, intransigeants envers leurs inférieurs, telle est l´ordinaire conduite des hommes. Tâchez d´éviter cet écueil. On rend la justice impunément : n´en abusez pas.

Dans vos fonctions, ne faites pas un cas exagéré de la loi et méprisez généralement les coutumes, les circulaires, les décrets et la jurisprudence. Il vous appartient d´être plus sages que la Cour de cassation, si l´occasion s´en présente. La justice n´est pas une vérité arrêtée en 1810. C´est une création perpétuelle. Elle sera ce que vous la ferez. N´attendez pas le feu vert du ministre ou du législateur ou des réformes, toujours envisagées. Réformez vous-mêmes. Consultez le bon sens, l´équité, l´amour du prochain plutôt que l´autorité ou la tradition.

La loi s´interprète. Elle dira ce que vous voulez qu´elle dise. Sans y changer un iota, on peut, avec les plus solides "attendus" du monde, donner raison à l´un ou à l´autre, acquitter ou condamner au maximum de la peine. Par conséquent, que la loi ne vous serve pas d´alibi.

D´ailleurs vous constaterez qu´au rebours des principes qu´elle affiche, la justice applique extensivement les lois répressives et restrictivement les lois libérales. Agissez tout au contraire. Respectez la règle du jeu lorsqu´elle vous bride. Soyez beaux joueurs, soyez généreux : ce sera une nouveauté !

Ne vous contentez pas de faire votre métier. Vous verrez vite que pour être un peu utile, vous devez sortir des sentiers battus. Tout ce que vous ferez de bien, vous le ferez en plus. Qu´on le veuille ou non, vous avez un rôle social à jouer. Vous êtes des assistantes sociales. Vous ne décidez pas que sur le papier. Vous tranchez dans le vif. Ne fermez pas vos cœurs à la souffrance, ni vos oreilles aux cris.

Ne soyez pas de ces juges soliveaux qui attendent que viennent à eux les petits procès. Ne soyez pas des arbitres indifférents au-dessus de la mêlée. Que votre porte soit ouverte à tous. Il y a des tâches plus utiles que de chasser ce papillon, la vérité, ou que de cultiver cette orchidée, la science juridique.

Ne soyez pas victime de vos préjugés de classe, religieux, politiques ou moraux. Ne croyez pas que la société soit intangible, l´inégalité et l´injustice inévitable, la raison et la volonté humaine incapables d´y rien changer.

Ne croyez pas qu´un homme soit coupable d´être ce qu´il est, ni qu´il ne dépende que de lui d´être autrement. Autrement dit, ne le jugez pas. Ne condamnez pas l´alcoolique. L´alcoolisme, que la médecine ne sait pas guérir, n´est pas une excuse légale mais c´est une circonstance atténuante. Parce que vous êtes instruits, ne méprisez pas l´illettré. Ne jetez pas la pierre à la paresse, vous qui ne travaillez pas de vos mains. Soyez indulgents au reste des hommes. N´ajoutez pas à leurs souffrances. Ne soyez pas de ceux qui augmentent la somme des souffrances.

Soyez partiaux. Pour maintenir la balance entre le fort et le faible, le riche et le pauvre, qui ne pèsent pas d´un même poids, il faut que vous la fassiez un peu pencher d´un côté. C´est la tradition capétienne. Examinez toujours où sont le fort et le faible, qui ne se confondent pas nécessairement avec le délinquant et sa victime.

Ayez un préjugé favorable pour la femme contre le mari, pour l´enfant contre le père, pour le débiteur contre le créancier, pour l´ouvrier contre le patron, pour l´écrasé contre la compagnie d´assurance de l´écraseur, pour le malade contre la sécurité sociale, pour le voleur contre la police, pour le plaideur contre la justice.

Ayez un dernier mérite : pardonnez ce sermon sur la montagne à votre collègue dévoué,

Oswald Baudot

 

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Bénédicte Desforges

#ailleurs...

2 Novembre 2012

   « Marc la Mola est de ces flics qui imaginaient qu’il était possible de consacrer une vie à être utile à la société. Simplement, avec sincérité, parce qu’un métier qui fait de l’humain sa matière première, fusse-t-il le plus hostile, le plus malfaisant ou le plus mal en point, est un métier extraordinaire. Parce que l’ordre, l’autorité ou la loi n’appartiennent à aucune idéologie particulière, mais sont les conditions d’un équilibre tellement vital, mais si fragile, qu’on peut faire sienne la vocation de le préserver. Et être gardien de la paix jusqu’au fond du cœur.
   Il a donné ce qu’il avait de meilleur à ce métier, il l’a exercé avec passion et a fait de la police son destin le plus exigeant. Ce métier n’a de sens que si on l’exerce les yeux et l’âme grands ouverts sur la vie et les gens, parce qu’à s’appliquer à être insensible, on en deviendrait dangereux. Alors pour être un bon flic, un flic humain et juste, il s’est laissé traverser par toutes les douleurs, toutes les détresses, pour mieux les comprendre, et être un flic encore meilleur. Une croisade bien solitaire que celle d’offrir le gage de son humanité à un système qui en a si peu. Marc s’est laissé meurtrir et ravager par son métier avant de se rendre compte que la police, cette amante absurde, était défigurée par ses incohérences, et gangrenée de l’intérieur. Et que personne ne lui tendrait la main, parce qu’un système défaillant préfère se mentir et ignorer le mal qu’il fait.
   La symbiose était telle que la police a démoli Marc en même temps que l’institution se délitait et se métamorphosait en temple statistique et glacial, le laissant désemparé et impuissant face à l’agonie d’un métier qu’il adorait, à qui il avait tout donné sans retour.
   Marc voulait être un flic au service du public et de sa sécurité, et il y a cru si fort qu’il n’a pas vu le danger venir de l’intérieur.

   La police n’est pas un métier comme les autres. Ce n’est pas parce que le flic approche de près ce que l’homme sait faire ou subir de plus ignoble, ou qu’il respire et s’intoxique tous les jours de l’haleine d’une société malade, pas non plus parce que chacun de ses gestes, chaque décision, est une responsabilité considérable. Pas parce qu’on ne l’aime pas plus qu’on ne le respecte. Même pas parce qu’un flic rapporte jusqu’à chez lui, jour après jour, dans sa chair ou son esprit, des traces de la folie et des faiblesses du genre humain.
   Non, tout ça il le sait dès l’école de police. On n’a jamais besoin d’un flic quand tout va bien, et la société ne le convie qu’à ses dérapages et à ses drames. Il en verra de toutes les couleurs et il s’y attend.

   Ce dont le policier prend difficilement la mesure avant d’en être victime, est que son métier est malmené par l’institution elle-même, et que la sécurité publique est loin d’en être le seul enjeu.
   D’ambitions électorales des uns en opportunisme politique des autres, d’idéologies en propagande, de ministres en criminologues, la police est un terrain de manœuvres de communication avant d’être celui de l’ordre public et de la lutte contre la délinquance.
   L’agent de police, le gardien de la paix, ces républicains pratiquants qui baladaient sous la même casquette la subtile alchimie de la prévention et de la répression, sont devenus des forces de l’ordre.
   Le citoyen au milieu des autres citoyens, dans sa ville, collant au plus près de l’étymologie du mot "police", le flic de terrain, s’est mué en outil d’intervention.
   La sécurité, par essence impossible à quantifier, le devient à la faveur d’une redéfinition acrobatique du métier de flic à qui on ordonne désormais d’assurer un rendement, comptabilisant ainsi une sécurité par défaut.
   Le service public s’est métamorphosé en unités de production de chiffres, il est demandé aux professionnels expérimentés et responsables que nous étions de devenir les esclaves idiots de la sainte statistique.

   Le système est maintenant bien rodé. Les patrons qui, du temps de la police gardienne de la paix, commandaient du personnel, assurent désormais la charge de ressources humaines, et sont rémunérés en fonction du bon usage mathématique qu’ils en font. L’ambition des commissaires de police est la prime de performance bien davantage que la satisfaction d’un commandement juste et efficace.
   Les policiers sacrifient l’esprit d’équipe et la solidarité, à la course au résultat et l’obtention de l’hypothétique et dérisoire prime au mérite, et par lassitude ou par facilité, font de ce métier compliqué, délicat, éminemment humain, une pratique professionnelle désincarnée faite d’automatismes.

   Il y a quelques mois, un policier a été tué en service dans des conditions épouvantables de bêtise et de cruauté. Un grand nombre de collègues sont venus de loin pour lui rendre un dernier hommage et assister à la cérémonie des obsèques. Ils ont garé leurs voitures comme ils ont pu aux alentours. Ils ont été verbalisés. Politique du chiffre.
   Les syndicats laissent dériver l’institution. Politisés à outrance, ils occupent leurs mandats à des arbitrages dérisoires, et cristallisent leur activité en des combats insignifiants pour des mesurettes corporatistes, sans courage et sans incidence sur l’ampleur de la dégringolade de ce service public schizophrène.

   L’image de la police se dégrade, autant aux yeux des flics eux-mêmes, que pour les usagers d’une police à la dérive.
   Les flics craquent. 
   Le récit de Marc La Mola est celui de beaucoup de flics révoltés et découragés jusqu’à l’ultime limite. C’est le cri d’alarme de tous ceux, gardiens d’une paix qui ne se négocie pas avec des chiffres, qui refusent de participer au sacrifice d’un métier. »

Préface de Bénédicte Desforges
auteur de Flic et Police Mon Amour

Le Sale Boulot est aujourd'hui en librairie.
C'est un livre très dur, un terrible récit au bout de la nuit, qui ne peut pas laisser indifférent et démontre qu'il y a urgence à réhabiliter la dimension humaine de la police. Tant pour les flics que pour le service public.

J'en profite pour remercier Marc La Mola de m'avoir donné sa confiance et le privilège de préfacer son livre. Et je souhaite très fort, pour lui et pour tous les flics, des jours meilleurs pour ce sale boulot qui est le leur.

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Bénédicte Desforges

#ailleurs...

23 Juin 2012

Quand il est arrivé au cours, il ne devait pas avoir plus de sept ans.
Il ne savait pas se servir de son corps, de ses poings, de ses pieds. L’espace lui semblait étranger, il ne savait pas se l’approprier, il était incapable de bouger sans penser à ses gestes. Il était lent, il n’osait pas, s’épuisait de trop de retenue. Il n’aimait pas que je lui montre comment serrer le poing, sa main dans la mienne pour placer son pouce sous ses petits doigts repliés. Il n’aimait pas une main sur l’épaule ou dans le dos pour l’aider à une technique. Il n’aimait pas le combat parce qu’il n’aimait pas qu’on le touche, mais quand ça arrivait, il se fichait d’avoir mal. Il n’aimait pas les katas, parce qu’il n’aimait pas qu’on le regarde. Alors il regardait par terre et se perdait. Il ne savait plus où il était, ne savait plus ou aller. Il s’immobilisait en se mordant la lèvre, essayait de se rappeler s’il devait avancer ou reculer. Il perdait l’équilibre à force de se demander comment rester debout.
Il n’était jamais tout à fait là, le regard vers nulle part, il paraissait s’absenter de lui-même.
Il ne disait jamais rien.
Un jour, je lui ai passé une médaille de bronze autour du cou, et je l’ai embrassé comme les autres enfants, pour lui souhaiter de bonnes vacances. Il a eu un frisson, il n’aimait pas qu’on l’approche.
Mais il ne disait rien.
Les enfants sont partis. Le prof et moi on a rangé la salle. On s’est dit qu’il avait changé, qu’il évoluait tout doucement, et qu’un art martial c’était bien pour lui.
Et on a fait le calcul des années de prison qui restaient à purger à son père.
Peut-être encore dix ans.
Et on s’est demandés s’il serait capable de lui casser la gueule à sa sortie.

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B. Desforges

#ailleurs...