Train de banlieue

8 Décembre 2008

Commencer la journée par un suicide sous le train, il y avait mieux.
  Il faisait un sale temps d’hiver, le jour n’était pas encore parvenu à se lever de ses draps sombres. Le ciel était gris, et un vent glacial soufflait fort.
  Il leur avait fallu parcourir à pied les derniers mètres jusqu’au train arrêté en plein champ, et les deux policiers pressaient le pas sur l’herbe râpée et au-dessus des flaques d’eau gelée. Le conducteur du train les attendait à coté de la locomotive, les yeux rougis par le froid et la mine hagarde.
  « Je n’ai vu qu’une ombre immobile, debout entre les rails. Et puis il y a eu un choc. J’ai freiné mais ça ne servait plus à rien. Je suis presque sûr que... »
  L’homme s’était effondré en pleurs, c’était la première fois que ça lui arrivait. Au dépôt, on lui en avait bien raconté quelques unes des histoires comme celle-là, on lui avait bien dit qu’on n’y pouvait rien, jamais rien, et qu’un jour ou l’autre, ça finit par arriver à chacun d'entre eux. Il le savait que les suicidés des trains ne veulent pas d’une moindre chance d’en réchapper. Mais rien n’y faisait, il reniflait, hoquetait et tremblait tant qu’il pouvait en disant :
  « Ça va passer, ça va passer... »
  Les deux flics s’étaient regardés, et puis s’étaient éloignés en enfilant leurs gants.
  « Bon, hé bien on va aller retrouver le corps.
  - Ou ce qu’il en reste.
  - Ou rien du tout.
  - Ou si peu.
  - Croisons plutôt les doigts qu’on n’ait pas deux kilomètres à faire... »
  En remontant le long des wagons, ils avaient regardé sous le train avec leurs lampes torches. Les passagers essuyaient la buée sur les vitres pour les regarder faire. Et puis ils avaient continué le long de la voie, avançant de part et d’autre des rails, en marchant lentement et balayant le sol du regard.
  Il faisait froid, la pluie se remettait à tomber, glaciale et piquante sur les rails vers l’horizon.
  « Un bras.
  - Quoi ?
  - J’ai trouvé un bras. »
  Un bras arraché, jeté sur la terre froide. C’était un bras de femme, une frêle main blanche, du vernis écaillé aux ongles et un anneau d’or au doigt, avec une petite perle rose.
  « Merde. Elle est bien jeune celle-là...
  - Bon. Je repère où on est, et je demande au collègue de l’Identité Judiciaire de nous rejoindre. »
  En silence, ils avaient avancé encore pendant de longues minutes, et trouvé des lambeaux de vêtements accrochés aux ronces. Et un peu plus loin, l’autre bras et une chaussure qui saignait. Et enfin, le corps, torturé et vomi par le train dans un fossé en contrebas de la voie ferrée.
  Ils s’étaient alors, toujours sans dire un mot, rapprochés l’un de l’autre au bord de ce fossé pour contempler ce qu'il restait de cette femme, et de ce choc avec le train.
  Dans ce même instant muet, une voiture de police se garait au bout d’un chemin à une centaine de mètres de là, une portière claquait, et le gars de l’I.J. enjambait une barrière avec sa mallette à la main.
  « Ah. Le voilà.
  - En attendant qu'il arrive et se prépare, je vais quand même aller voir si cette pauvre fille avait des papiers sur elle, on gagnera du temps. »
  Il avait sauté dans le fossé, et s’était approché et accroupi près du corps.
  « Ah non… Ah non. Non. Non.
  - Qu’est-ce qui se passe ?
  - Non. Non non non… »
  Et levant les yeux vers l’autre resté au bord du fossé, avec une voix qui se vrillait dans sa gorge et un regard perdu, il avait dit dans un souffle :
  « Dis-lui que... je ne sais pas quoi. Dis-lui qu’il reparte.
  - Au collègue ?
  - Oui. Dis-lui... n’importe quoi. Vite ! Dis-lui de partir ! »
  Il n’était pas sûr de bien comprendre. Et puis celui-là, là-bas, qui avançait dans les herbes raidies par le gel, avec son matériel dans sa petite valise à bout de bras. Et l’autre qui maintenant était agité de frissons au fond du fossé, à coté du cadavre.
  « Mais pourquoi ? Pourquoi ?
  - Parce que c’est sa femme. »

texte extrait de Police Mon Amour

Bénédicte Desforges

#chroniques d'un flic ordinaire

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