À propos des menottes
10 Février 2010
Les menottes. Lourd de symboles, l’accessoire policier par excellence, la pièce maîtresse de la panoplie. Le bruit des crans métalliques s’encastrant les uns dans les autres... les poignets rougis... les mains impuissantes serrées dans le dos par l’acier... l’entrave... la privation de liberté... le prélude à la garde à vue...
Mais, que penser d’un père qui a mis un an à tuer son môme à coups de poing et de brûlures de cigarette ? Quand le Samu est venu, le toubib a constaté des fractures multiples sur le petit corps supplicié, avant de faire une crise de nerfs. Je l’ai vu, ça. Et j’ai menotté le type. Par principe.
J’ai menotté des gens qui avaient battu, volé ou tué, j’ai menotté des toxicos en manque qui avaient tout cassé dans leur propre maison, pour ne pas qu’ils finissent par se faire mal, j’ai menotté des cambrioleurs en flagrant délit en train de dépouiller plus pauvres qu’eux, j’ai menotté des gens violents pour qu’ils me foutent la paix et pour ne pas m’en prendre une, j’ai menotté un père qui avait violé sa fille, et un collègue a menotté la mère qui ne voulait pas qu’on menotte le père pour « ça », j’ai menotté des gens qui avaient comme seul tort d’être là au mauvais moment, j’ai menotté dans le doute, j’ai menotté par erreur, j’ai menotté des vrais cons et des braves cons, j’ai menotté vraiment plein de gens.
Ma promotion de gardien de la paix porte le nom d’un collègue mort, égorgé à coups de cutter dans un car de police secours, par un vieux qu’ils avaient trouvé trop pathétique pour oser le menotter. Ce vieux-là a tué, blessé et défiguré avec une lame qu’il tenait cachée dans sa chaussette, avant d’être maîtrisé.
Toutes les promotions de flics de tous les grades portent, en son hommage, le nom d’un collègue mort il y a peu de temps. Nous avons parfois à choisir entre plusieurs noms, entendre chaque histoire de chaque mort, pour enfin désigner celui qui incarne le mieux nos aspirations et nos craintes. Alors on vote. C’est dire que le choix est large. On vote pour qu’un souvenir dure un peu plus qu’un autre, et ce n’est pas facile.
Trois collègues sont allés un soir, régler une banale affaire de dispute de couple. Le genre d’intervention où l’on ne se méfie pas plus que ça, une sorte de corvée à accomplir dont l’issue est souvent dérisoire, et qu’il faudra aller coucher sur la main courante. Ils étaient encore dans l’escalier menant à l’appartement, quand un homme fou furieux en est sorti, les a aspergés d’essence et a mis le feu. Trois morts. Il aurait fallu une paire de menottes sur sa folie avant qu’il allume son briquet. Il aurait fallu une seconde de plus ou de moins pour que cela n’arrive pas.
J’ai vu des morts. Plein. J’ai vu des gens mourir à cause d’autres gens. Je les ai vus. J’ai entendu des gens hurler avant de mourir. Alors les menottes...
Et puis, il y a ceux, nombreux, à qui l’on n’a jamais pu passer les pinces parce qu’ils s’étaient barrés avant. Et ceux qu’on ne menotte pas, parce que ce n’est plus la peine, ou parce que leurs mains sont en balade sur les rames du métro, une vers Porte de Clignancourt, et l’autre collée sous la locomotive.
Et il y a ce collègue que j’ai connu à l’école de police. Un de ceux qui adoraient leur boulot avant même d’y avoir goûté. Il était parti passer le week-end chez sa grand-mère, fier de pouvoir exhiber son enthousiasme et son matériel rutilant tout juste sorti de l’emballage. D’un air malin, il avait sorti les menottes de sa poche. « Mémé, je vais te montrer comment ça marche... » Il l’a menottée, et en même temps qu’il serrait les bracelets sur les poignets de l’ancêtre, il s’était rappelé que la clé était restée dans son placard. Il avait donc emmené sa grand-mère, ainsi neutralisée par ses soins, à la gendarmerie, essayer une par une chaque clé de menottes des gendarmes hilares, qui avaient fini par libérer mémé à la pince-monseigneur.
texte tiré de Flic, chroniques de la police ordinaire