Métro, c'est trop.

13 Novembre 2008

Métro, c'est trop.

  Ils sont montés dans le métro tous les trois d’un même pas, trois crânes rasés, comme trois frères siamois, roulant des mécaniques de brutes, repoussant l’espace vide autour d’eux. Ils se sont campés au milieu du wagon avec des airs de prédateurs, et se sont mis à regarder à la ronde, lentement et attentivement, sans se parler, dans un scénario bien rodé. Leurs yeux radars balayent méthodiquement le décor.
  C’est l'un des premiers métros du jour, et les quelques voyageurs du petit matin, encore un peu ensommeillés, le regard absent, ne prêtent guère attention aux trois agents de sécurité de la RATP.
  Dans un coin, au fond du wagon, affalé contre la vitre, un homme dort. Il est noir, il a une trentaine d’années. Emmitouflé dans une grosse écharpe et une veste de sport, les bras croisés sur la poitrine, il a rabattu sa capuche sur la tête. On ne voit que son nez et sa bouche entrouverte. Sur la banquette qui lui fait face, il a posé un gros sac de sport sur lequel il a croisé ses pieds, s'improvisant un confort de circonstance.
  Les trois vigiles se regardent. Sans rien dire.
  L’un se dit que ce Noir n’a pas de titre de transport, que c’est encore un de ces cons qui va brailler quand ils vont le contrôler, qui va en appeler aux Droits de l’Homme en levant les bras vers le plafond, ameutant toute la rame, et puis se faire la malle, et les faire cavaler dans les couloirs, un de ces salopards d’étrangers en situation irrégulière qui n’a pas non plus de papiers, comme toujours sur cette ligne de métro.
  Le deuxième pense que c’est un toxicomane, qu’il est shooté, que son sommeil est trop profond pour être honnête. C’est dommage qu’on ne voie pas ses mains, les toxicomanes ont toujours les mains sales, les ongles noirs de crasse, c’est à ça qu’on les reconnaît. Et ce black, il le sait, c’est pour ça qu’il les a si bien planquées, ses mains. Ou alors il est ravagé par le crack, c’est un truc de black ça, le crack, ça les rend dingues il parait. Et puis il doit puer, il n’y a personne assis sur sa rangée. Les toxicomanes puent.
  Le troisième se demande si ce n’est pas un voleur. Il a un gros sac, il semble y accorder une importance suspecte puisqu’il a posé ses pieds dessus. Il aurait pu le mettre à ses cotés, il y a toute la place qu’on veut dans ce wagon. Mais non, comme par hasard, il pèse de tout le poids de ses jambes sur ce sac, on ne risque pas de le lui piquer, c'est un malin. Voilà bien l’innocence feinte d’un cambrioleur de la nuit, tiens.
  Le métro s’arrête, et puis redémarre vers la station suivante.
  Les trois hommes se parlent du regard, et le Noir dort toujours. Il n’a même pas ouvert un œil quand la rame a grincé sur toute sa longueur avant de s’immobiliser, puis quand la sonnerie a retenti avant la fermeture des portes.
  C’est peut-être une ruse, il se sait observé et il va bondir comme un singe au prochain arrêt, puis disparaître avec son gros sac dans le labyrinthe des couloirs. Même complètement camé, un Noir ça court sacrément vite, c’est génétique.
  Les trois vigiles se sont compris, il faut y aller.
  Ils s’approchent du fond du wagon, et du siège occupé par l’homme qui ne se réveille toujours pas, affalé entre un petit rond du buée sur la vitre et son sac. Il faut le surprendre avant qu’il les surprenne. L’un des trois hommes tire brusquement sur le sac et le fait tomber à terre. Le Noir sursaute violemment, se réveille, le regard hagard qui cherche ses affaires.
  « Putain ! Mon sac ! Vous êtes complètement cons ou quoi ?
  - C’est à nous que tu parles comme ça ?
  - Mais vous vous prenez pour qui, bande d’abrutis !?
  - Baisse d’un ton, le nègre ! »
  L’homme se lève d’un bond, et glisse sa main vers l’intérieur de son blouson.
  « Attendez que... »
  Il n’a pas le temps de finir sa phrase qu’un poing s'abat sur son visage, puis un deuxième qui lui casse l’arête du nez, et un troisième qui lui coupe le souffle. Il tombe sur le sol et se plie sous les coups de rangers. Avant de s’évanouir, il entend un des hommes hurler :
  « Une arme ! Il a une arme dans son sac ! »
  Il reprend connaissance sur le brancard des pompiers, avec deux mèches de coton qui sortent de ses narines, et des éclairs de douleur qui fusent de son nez à son ventre.
  Il voit, penché au dessus de lui, un gardien de la paix, tout blond, avec les yeux ronds tout bleus, des yeux pleins d’incompréhension et de colère sous la casquette.
  « Dis donc, ils ne t'ont pas loupé.
  - J’ai essayé de sortir ma carte, j’ai pas eu le temps.
  - Je vois ça...
  - J’ai rien compris... Rien compris. Rien.
  - Mais qu’est-ce qui s’est passé ?
  - Je dormais. Je me lève à pas d’heure, alors du coup je me rendors dans le métro, j'habite loin. Au fin fond du Val d’Oise.
  - Tiens, moi aussi ! À Flic-ville...
  - Et d’un coup, je sens qu’on me prend mon sac, je mets toujours les pieds dessus, il y a le calibre et tout mon matos dedans. Je me réveille en sursaut, et je me mets à gueuler.
  - Il y a de quoi...
  - Là je vois que c’est les types de la RATP, alors je m’apprête à leur dire... 
  - ...et ils te démolissent. Collègue, je vais prévenir ton service pendant que tu vas te faire réparer, et pour le reste, tu sais quoi faire. Tu bosses où ?
  - Pas loin. Je suis brigadier au service de protection et de sécurité du métro. »
 

Récit tiré d'une histoire authentique

extrait de Police Mon Amour

Bénédicte Desforges

#chroniques d'un flic ordinaire

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