La démission

2 Octobre 2012

  Il était resté entre deux mondes. Celui d’avant, et la police. Il se trouvait beau en uniforme, mais il avait parfois du mal à soutenir le regard des autres, ceux du monde d’avant, sans que son regard à lui ne devienne méchant, triste, perdu. Son arme et sa casquette se mettaient alors à peser de tout le poids de ses incertitudes. Il aurait voulu qu’on l’aime ou qu’on le craigne, il ne devait pas le savoir lui-même. Mais il aurait voulu que tout ça ait du sens.
  Alors de temps en temps, il disait qu’il en avait marre. Entre les gamins ricanant « Je suis mineur, et je t’emmerde ! » et les dealers qui nous narguaient « Attends que je passe chez le juge, connard, et on en reparle demain ici-même… », il se demandait pourquoi il s’était levé le matin, et pourquoi il était là. Et nous, on lui répondait qu’il avait dû voir trop de films, de jolis films américains avec de jolies fins, et des héros bien à leur place, tandis qu’ici bas, chez nous, les héros ne peuplaient que les cimetières. On n’était pas grand-chose, il fallait qu’il s’y fasse, on n’avait pas toujours raison face au bon sens et à l’instinct, et il fallait aussi qu’il l’apprivoise, et qu’il s’y plie.
  Il devait oublier son impuissance face à ces gens qui prenaient plaisir à se faire du mal, ou qui partaient mourir ou tuer idiotement dans des accidents, à ces autres, ces nuisibles, toujours impunis, ou si peu… Et puis les insultes, ou encore ces moments où il faut s’agripper par le col avec d’autres gens aussi perdus et tristes que lui, jusqu’à se battre pour retrouver la marge des deux mondes, et peut-être dans l’osmose de la brutalité, trouver un semblant d’explication.
  Alors il répétait encore et encore qu’il en avait marre.
  Il fallait qu’il se contente de l’instant, de l’adrénaline, de la liberté, du travail bien fait. Comme nous.
  Il avait un nom de fauve et des yeux noirs. Il en avait marre, mais il travaillait bien, et nous on l’aimait. C’était un bon flic comme il aurait été un bon voyou.
  Il avait simplement vu trop de films.
  Alors quand il a démissionné, il est entré dans le bureau du patron en mettant un coup de pied dans la porte.
  « Qu’est-ce qui vous prend ? a hurlé le commissaire.
  - Ta gueule, a simplement répondu l’autre, j’en ai marre et je m’en vais ».
  Et lentement il a sorti son arme de l’étui et l’a jetée sur le bureau. Et puis le ceinturon avec la matraque et les menottes. Et sa carte tricolore qu’il a lancée en travers de la grande table vernie et bien rangée.
  « Je démissionne. »
  Il est parti et on ne l’a plus jamais revu.
  Jusqu’au jour où quelqu’un l’a aperçu et a fait mine de ne pas le reconnaître. Il avait retrouvé une frontière entre deux mondes. Il vendait L’Itinérant à un carrefour, loin, très loin de là.


extrait de Police Mon Amour

bénédicte desforges

#chroniques d'un flic ordinaire

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