“politique du chiffre”

24 Juillet 2012

Juin 2012 - Manuel Valls, ministre de l'Intérieur, extraits :


"Je veux passer d'une politique du chiffre à une exigence de sécurité pour tous les Français..."

"la politique du chiffre a priori a pesé très lourdement dans le travail des policiers comme une contrainte qui a nui à l'efficacité".

"Cela n'a pas grand sens de déterminer en début d'année un pourcentage de baisse de la délinquance à obtenir impérativement ou un taux d'élucidation global à atteindre. Cette approche a pu conduire à des stratégies d'action ne correspondant pas aux vraies priorités de terrain, et parfois à faire perdre de vue la réalité du métier de policier."

 

Juillet 2012 - ordre du jour d'une réunion hebdomadaire de chefs de services :

politik du chiffre

En théorie, il n’y a pas, il n’y a plus, il n’y a jamais eu de politique du chiffre.
Même si politique du résultat ou objectifs chiffrés sont des formules admises…
et pourtant, rares sont les consignes écrites, sinon à se faire taper sur les doigts par un supérieur frileux ou finir dans le Canard Enchaîné.

En pratique, c’est une toute autre histoire.
L’activité quantitative des effectifs de police constitue le critère majeur d’appréciation de l'activité policière au sens large, des compétences professionnelles individuelles (conséquence directe sur les notations et d’éventuelles mutations), et la raison essentielle du stress et de la démotivation. Comprenez bien ceci : Mieux vaut trois détenteurs de 0,1 milligramme de shit (3 faits élucidés) qu'un seul dealer (1 fait élucidé).

La politique du CHiFFRE, c’est :
- l’antithèse de l’efficacité,
- une délinquance programmée et prédéfinie avant qu’elle ait eu lieu,
- des quotas imposés, des objectifs déterminés d’avance, des ratios,
- la prééminence du quantitatif sur le qualitatif du travail policier,
- le temps passé à remplir des tableaux statistiques et faire des additions,
- l’amalgame de toutes sortes d’infractions diluées dans la même comptabilité,
- une pression permanente et handicapante pesant sur tous les effectifs de police,
- la priorité de la répression sur la prévention,
- la rupture entre la population et sa police,
- la confusion entre insécurité et sentiment d’insécurité, générée par un gavage de chiffres propulsé par les media, et paradoxalement un effet peu convaincant sur la réalité de l’insécurité,
- la dégradation de l’image de la police nationale perçue comme une institution inhumaine, inefficace, et sans discernement.

La sécurité, c'est avant tout une réponse à des faits, à des situations réelles.
Le chiffre devrait être un outil d’analyse et d’anticipation, et non un but. Il devrait constituer un indicateur, un thermomètre social et sociétal et non une donnée statistique de production.

Pour mieux la combattre, le chiffre devrait servir à définir la nature et les modalités de la délinquance et de l'insécurité réelles, et non pas l’inverse, dessiner le tableau d'une délinquance statistiquement programmée.

Le chiffre ne peut pas, ne doit plus être, de la poudre aux yeux à fins démagogiques et politiciennes de tous ordres, pas davantage qu’il ne doit, de façon inique par rapport à leurs subordonnés, une carotte financière servant le carriérisme des commissaires de police*.

Sera-t-on un jour disposé à faire confiance à une police républicaine, à se reposer sur ses compétences et son savoir-faire professionnel comme garants de son efficacité, et faire enfin cesser, quelque soit la manière dont on le nomme, ce culte du chiffre, et enfin l’aider à redevenir un service public ?

  • *Memento technique de la rémunération du commissaire de police pdf2
    (lire jusqu'à la page 7)
     
  • sur le même sujet : Le Chiffre
     
  • Vous pouvez si vous le souhaitez me faire parvenir des notes de service et autres documents auxquels vous avez accès (de 2012) établissant la pratique de la politique du chiffre [mail]

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Bénédicte Desforges

#actu police, #politique du chiffre

6 Janvier 2012

commandant

  Le commandant n’était pas policier, mais fonctionnaire. Ce qui ne l’empêchait pas de se prendre pour une éminence aristocratique de la police. Il se faisait chercher et ramener à son domicile par un véhicule de service, sans se soucier de savoir si ça allait démunir des vrais policiers d’un de leurs outils de travail. Il s’installait à l’arrière de la voiture, croisait les jambes en prenant grand soin de ne pas faire de pli à son pantalon, et lisait son horoscope dans Le Parisien sans adresser la parole au chauffeur.
  Il portait des costumes gris à rayures parce qu’on avait dû lui dire, vingt ans auparavant, que c’était plus chic. Et quand il était en uniforme, il avait l’air déguisé… Heureusement, il ne le portait guère et ne sortait pas plus souvent de son bureau.

  Son activité principale consistait à épier ses subordonnés, en embuscade derrière le rideau crasseux de sa fenêtre, et à les faire convoquer devant lui pour leur signifier de graves fautes professionnelles auxquelles il était très sensible. Mais comme il ne se passe pas grand-chose devant la porte d’un commissariat, et que s’en éloigner lui donnait des sueurs froides, le pire manquement déontologique qu’il ait pu constater était le non port de la casquette. Il considérait que franchir les quelques mètres de trottoir entre le seuil du poste et la police-secours, tête nue et casquette à la main, relevait d’une excentricité inqualifiable pour un policier en uniforme. À peu près tout le service avait défilé la tête basse devant ce pointilleux galonné pour se voir servir le discours-de-la-casquette.

  Le commandant aimait les chiffres. On voulait une police de qualité, et lui ne désirait qu’une police de quantité.

  Il avait des petits tableaux qu’il remplissait soigneusement au jour le jour du résultat de notre activité, brigade par brigade, et il en faisait des statistiques, des péréquations et surtout des additions. Il avait un jour condescendu à venir à l’appel de la brigade, et dans un élan rhétorique suffisamment rare pour être remarqué, il nous avait dit d’un ton sentencieux qu’il préférait qu’on lui ramène dix étrangers en situation irrégulière qu’un braqueur.
  L’étranger en situation irrégulière n’était policièrement pas très motivant puisqu’il suffisait de se placer à la sortie du métro, et de tendre le bras pour en attraper un… ou les deux bras pour en attraper deux.
  Et nous pensions - naïvement - qu’un braqueur était dix fois plus dangereux que dix étrangers sans papiers, réalisant une fois de plus que la perception du métier évoluait vers l’abstrait et l’incohérence en même temps que le déroulement de carrière, et que si le commandant aimait compter, il se foutait éperdument de ce qu’il comptait.

  Alors, il aimait par-dessus tout les PV car il pouvait en faire des petits tas sur son bureau, faciles à manipuler et à compter. Contrairement aux délinquants, moins manipulables et empilables, plus encombrants, et surtout plus irritables.

  Le commandant qui aimait les chiffres, aimait aussi le whisky et ne comptait pas les verres, ni ce que ça lui coûtait, parce que dans son secteur il buvait à l’œil moyennant les PV qu’il faisait sauter et qui, du coup, échappaient à ses statistiques. On savait qu’il avait bu, et la quantité approximative de verres descendus, à la fréquence d’un tic nerveux qui lui faisait cligner de l’œil.
  Il nous faisait honte. Et un jour, je l’ai balancé. On m’a répondu « Que veux-tu, il est commandant, pas toi. Fais avec. Pas de vagues… »

récit extrait de Police Mon Amour

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26 Septembre 2007

J’ai découvert l'interview de cet ex-collègue officier il y quelques mois, et j’ai entendu tout ce que j’étais incapable de formuler avec autant de justesse.
Chiffre, instrumentalisation, manipulation, tout me parle, tout parle à beaucoup d’entre nous.
Écoutez ce témoignage de flic, vous ne l'entendrez pas à la télé. Il met les points sur les i sans détour, il dérange et c'est tant mieux.
Le Chiffre, c’est ça et pas autre chose :

Sans casque ni bouclier - intro

Comment fonctionnent les statistiques de la délinquance ?

La mise au pas des policiers

Et la Justice ?

L'omerta

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B. Desforges

#politique du chiffre

13 Septembre 2007

   J’y ai repensé l’autre jour dans un embouteillage boulevard Saint-Germain. Je ne passais pas loin de ce souvenir désagréable et d'un spasme de honte que je m'étais infligé.
  C’était au mois d’avril et à ce moment-là, par pur opportunisme, je me suis dit qu’il ne fallait pas que je le raconte tout de suite. Il y avait des échéances à tenir, des susceptibilités à ménager, et du sang-froid à garder et ma grande gueule à fermer.
  J’avais été invitée à participer à un forum organisé par le magazine Elle. Ce jour-là, les journalistes allaient recevoir successivement tous les candidats aux élections présidentielles dans le grand amphi de Sciences Po, en présence d’invités triés et scrupuleusement contrôlés à l’entrée. Chaque candidat allait devoir répondre à des questions concernant son programme, préalablement soumises aux organisateurs du forum qui disaient souhaiter que chaque thème puisse être abordé au cours de la journée. J’étais invitée à boxer en catégorie VIP, ma question avait été retenue, et je devais la poser à N.Sarkozy.
  J’ai pris le RER avec la France qui se lève tôt car il était le premier à passer, et il fallait être très en avance. Aux abords de Sciences Po, service d’ordre et de barrières important, il faut montrer patte blanche. Moi, je montre du bleu blanc rouge aux collègues qui étaient en cours de cryogénisation depuis plusieurs heures dans le froid, et on discute un petit moment. Je leur fais lire ma question pour N.Sarkozy et ils me disent être curieux de connaître la réponse. Je reviendrai leur dire en sortant tout à l’heure. Je franchis encore quelques barrages et j’entre dans le grand amphi déjà plein de beau monde, de micros et de caméras. On me désigne une place vers le bas à proximité d’un micro. Je m’installe et j’attends, mon bouquin et ma question posés devant moi.
  Soudain, tonnerre d’applaudissements et de cris, N.Sarkozy fait son entrée avec beaucoup de monde autour, et va se poser sur l’estrade avec une journaliste. L’ambiance est bien à droite même sur ma gauche (oui je sais, elle est limite celle-là…) Les questions se succèdent, et je guette le signe qui m’indiquera que c’est mon tour. J’écoute ce qui se dit et je regarde le temps passer sur l’horloge. Il y a un truc qui déconne, ça aurait dû être à moi. Je fais signe à un organisateur avec greffe d’oreillette : « vous êtes sûr que je suis sur la liste ?
  - Oui, oui, sûr ! »
  Mais N.Sarkozy se lève, salue la foule (en délire) et amorce sa descente de l’estrade. Je prends mon bouquin, je descends vers le bas de l’amphi en courant, puis je le traverse d’un bout à l’autre en criant : « Monsieur Sarkoziiiiiiiiiiiiiiiii ! Je voudrais vous donner mon liiiiiiiiiiiiiiivre ! » (j’avais mis ma question pliée en deux dedans) et bing je me cogne dans un men in black qui me fait non non non avec la tête et des kalachnikovs dans les yeux. J’étais à un mètre de N.Sarkozy et je retente : « Monsieur Sarkozy ? » Tu penses bien qu’il ne m’a pas jeté le moindre regard... bienveillant. Je suis repartie vers l’estrade où la journaliste se préparait à recevoir le candidat suivant et je me suis énervée :
  « Qui m’a shooté ma question ? Pourquoi ? Qui a estimé que la seule et unique question concernant la police était inutile ? Je vous ai bien entendus consacrer de longues minutes au statut des prostituées et aux modes de garde d’enfants de Saint-Germain-des-Prés, par exemple… Mais, et nous ? ET NOUS ? On est à ce point quantité négligeable pour ne jamais être entendus qu’à travers les filtres institutionnels ? Les flics, on est des outils et les outils ne posent pas de questions, c’est ça ? » et, naîve que j'étais, je continuais en tapant sur l’estrade avec le livre, avec mon FLiC, sans même m’en rendre compte. Je rouspétais tout en ayant conscience que tout ce que je voulais signifier tournait autour du mot à ne pas dire.
  Tout ça pour ça. J’aurais voulu avoir une réponse, même une non-réponse, mais par principe. Parce que c’était prévu comme ça et qu’au tout dernier moment ma question avait été dégagée, avec toute la charge de mal-être partagé qu’elle contenait. Parce que cette question, si ce jour-là j'étais seule à la poser, la réponse en intéressait plus d'un.
  J’ai récupéré mon blouson et une journaliste très prout-ma-chère m’a dit « Vous pââârtez déjà ? » J’en aurais chialé de rage, de ma putain de question qui avait fait poche restante. La seule question évitée, la journaliste qui faisait semblant de ne pas savoir, N.Sarkozy qui ne s’était même pas retourné, rien. Pas de caméra, pas de sourire. Le mépris. Je me suis tirée vers la sortie en croisant Ségolène Royal, et je n’ai pas revu les collègues dehors, la relève avait eu lieu.  C’était mieux, après tout.
  Hier soir j’ai retrouvé ma question dans mes affaires classées sans suite :

La politique dite « du chiffre » c’est :
- une délinquance programmée et prédéfinie avant qu’elle ait eu lieu,
- des quotas imposés,
- la prééminence du quantitatif sur le qualitatif du travail policier,
- le temps passé à remplir des tableaux statistiques et faire des additions,
- l’amalgame de toutes sortes d’infractions diluées dans la même comptabilité,
- une pression permanente et handicapante pesant sur tous les effectifs de police,
- la priorité de la répression sur la prévention,
- la rupture entre la population et sa police,
- la confusion entre insécurité et sentiment d’insécurité, générée par un gavage de chiffres propulsé par les media,
- la dégradation de l’image de la police nationale perçue comme une institution inhumaine, menaçante et sans discernement.

La sécurité, c'est avant tout une réponse à des faits, à des situations réelles.
Le chiffre devrait être un outil et non un but. Il devrait constituer un indicateur, un thermomètre social et sociétal et non une donnée statistique de production.

Si vous êtes élu président de la République, êtes-vous disposé à faire confiance à une police républicaine, à vous reposer sur ses compétences et son savoir-faire professionnel comme garants de son efficacité, et faire enfin cesser ce culte du chiffre ?

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