26 Juin 2018
26 juin, journée d’action mondiale pour de meilleures politiques en matière de drogues
• publié dans l'hebdo et sur le site de •
Lettre ouverte aux députés et sénateurs à propos de la répression de l’usage de drogues, et de l’amende forfaitaire délictuelle, dans le cadre de l'examen en procédure accélérée du projet de loi de programmation 2018-2022 et de réforme pour la Justice.
Mesdames et messieurs les parlementaires, députés et sénateurs,
Vous avez en ce moment sous les yeux le projet de loi de réforme pour la Justice, et vous allez en débattre. Je souhaite attirer votre attention sur trois petites lignes figurant au titre IV à propos de la simplification de la procédure pénale, et qui modifient l’article L.3421-1 du code la santé publique en sanctionnant de façon optionnelle l’usage de stupéfiants d’une amende forfaitaire délictuelle.
Je m’adresse à vous en tant qu’ex flic. Ni syndicaliste ou idéologue, ni patron, ni d’un service d’élite ou une brigade prestigieuse, juste flic en uniforme ayant œuvré sur le terrain à la sécurité des citoyens. Alors, des Pablo Escobar français je n’en ai jamais croisés, mais des petits dealers et des usagers de drogues, je n’aurais pas pu les compter. Du fumeur de cannabis placide et insouciant, à l’héroïnomane mort d’overdose entre deux poubelles, j’en ai rencontré beaucoup. Et c’est parce que le flic se situe tout en amont de la chaine pénale, constate l’infraction, et peut mesurer les enjeux et l’impact de la répression, que je vais vous livrer mon avis. En mon nom, et au nom de nombreux collègues qui le partagent mais que le devoir de réserve contraint au silence.
La France est le pays le plus répressif d’Europe, mais c’est aussi un des plus gros consommateurs de stupéfiants.
La guerre à la drogue et ses usagers menée depuis 1970 - guerre qu’il est convenu de confondre hypocritement avec la lutte contre la toxicomanie - n’a pas eu les effets voulus par la prohibition : l’usage des drogues est insensible à l’arsenal législatif, et la prohibition ne profite qu’aux trafiquants.
La répression des consommateurs n’est pas dissuasive, elle est sans effet sur l’usage de drogues, mais également tout à fait insignifiante sur la résolution des enquêtes de trafic, les données de tous les observateurs, de l’OCRTIS et de l’OFDT sont sans appel.
La répression est peu compatible avec la prévention, l’information, l’accès aux soins et la réduction des risques, qui devraient pourtant être des priorités absolues. L’usager de drogue que la loi considère comme un malade-délinquant est entravé et fragilisé par cette définition et par les tabous, les interdits et la stigmatisation qui entourent sa pratique.
La prohibition et la répression génèrent des effets délétères à tous points de vue.
Ce projet d’amende forfaitaire court-circuite et élude encore une fois le débat qui n’a jamais eu lieu sur une politique des drogues et de santé publique réaliste. Pire, malgré une action publique en échec depuis la loi de 1970, le gouvernement a décidé de persévérer dans une logique punitive en instaurant ce dispositif d’amende, une réponse pénale supplémentaire pour une répression renforcée et systématisée.
L’amende forfaitaire, envisagée comme une alternative aux poursuites, dont on comprend qu’elle est surtout une mesure technique en phase avec la gestion des ressources en effectifs et en temps de police et justice, et répondant à un objectif statistique de rendement, est totalement incompatible avec l’usage de stupéfiants.
On parle de simplification mais une conduite individuelle à risque ne peut décemment pas être simplifiée, indifférenciée et privée de sa dimension sanitaire.
On parle de rendement, mais c’est à celui du trafic qu’il aurait été préférable de s’intéresser.
Pour cette verbalisation d’un nouveau genre, qui n’a encore pas fait ses preuves, la police sera équipée de smartphones, tablettes connectées, de quoi éventuellement percevoir l’amende sur le lieu de l’infraction, kits de détection, balances de précision, matériel avec scellés destiné aux saisies. Tout ça sur la voie publique… Imaginez.
Sans surprise, ces amendes concerneront surtout les quartiers dits sensibles, et une population majoritairement issue de l’immigration, jeune, précaire, la moins solvable, et la plus vulnérable d’un point de vue sanitaire et social.
La police de sécurité du quotidien avait été annoncée comme un vecteur d’apaisement des relations police-population. Il n’en sera rien, bien au contraire, avec une police chargée de taper au porte-monnaie (dixit le ministre de l’Intérieur) à qui il est demandé d’oublier que la prévention fait partie de ses missions, et qu’elle est un service public.
Là où la loi pense simplifier, on trouvera une complication de l’environnement de travail de la police, un appel d’air à la politique du chiffre, davantage de tensions et de nombreuses contestations, d’une part. D’autre part, une discrimination de fait, qui ne fera pas mentir l’idée selon laquelle la guerre à la drogue est aussi un prétexte, et vise expressément certaines catégories de la population. Notamment celles qui déplorent déjà les excès de contrôles d’identité pas forcément justifiés, et la stigmatisation dont elles sont l’objet.
Procédure classique et amende délictuelle sont deux options possibles, mais les policiers excluront du dispositif d’amende un certains nombre de profils, dont les mineurs. Leur sort n’a pas été discuté malgré un usage de stupéfiants en augmentation et une politique préventive inexistante.
Ils pourront verbaliser les récidivistes, par exception à la disposition concernée du code de procédure pénale. Qu’importe si la récidive a lieu le jour même, qu’importe si elle cache une toxicomanie.
Et il leur incombera aussi d’identifier les usagers de drogues "problématiques".
Selon l’aveu même de magistrats entendus par la mission d’information, ils se disaient incapables d’évaluer la situation sanitaire de l’usager, et donc l’adéquation de la mesure à décider. Et là, ce qui relève de cette même situation - d’une conduite à risque qui pourrait justifier d’une mesure spécifique - devra donc être évalué sur la voie publique dans le temps et le contexte de l’interpellation... par des fonctionnaires qui n'ont absolument pas la compétence pour le faire. C’est complètement irresponsable.
A l’image de cette sélection discrétionnaire confiée à la police, source potentielle d’erreurs graves ou d’abus, l’amende forfaitaire délictuelle présente bien trop d’effets pervers.
On ne peut pas tordre la procédure dans tous les sens pour tenter de faire valoir un impact illusoire de la répression sur l’usage de stupéfiants. La répression ne marche pas, elle n’a jamais marché, et raisonnablement il faudra bien que vous, législateurs, envisagiez autre chose.
Il y a quelques mois, l’ONU et l’OMS appelaient à "réviser et abroger les lois punitives qui se sont avérées avoir des incidences négatives sur la santé et qui vont à l’encontre des données probantes établies en santé publique".
La France restera-t-elle sourde à cet appel parmi tant d’autres ? Sans audace ni bon sens, et dans un immobilisme injustifiable ?
Personne ne peut plus se contenter d’une approche morale et sécuritaire après presque 50 ans de prohibition en échec. Les seuls effets tangibles de cette prohibition sont l’insécurité et la criminalité endémique liées au trafic. Ce qui en soi est un solide argument pour une régulation contrôlée du marché.
Mais le plus urgent est de considérer l’usage de stupéfiants comme une conduite individuelle à risque, dont toutes les nuances existent entre la consommation éclairée et maîtrisée, et la toxicomanie, mais qui dans tous les cas ne cause pas de tort à autrui. Et qui ne justifie pas tant d’une sanction pénale, mais plutôt, comme au Portugal, que les consommateurs soient dirigés vers une commission en charge d’évaluer leur situation sanitaire et sociale.
Ainsi la police pourrait orienter son action vers d’authentiques délinquants, et s’abstraire de la politique du chiffre largement portée par le délit d’usage de stupéfiants, répression si facile, si dérisoire et inutile, et surtout tellement contreproductive.
La raison et le sens des réalités voudraient donc que l’usage de toutes les drogues soit purement et simplement dépénalisé.
Mesdames et messieurs les députés et sénateurs, je vous demande de ne pas approuver la modification de l’article L.3421-1 du code la santé publique, et de penser, un jour, le plus vite possible, à l’abroger.
Bénédicte Desforges, ex lieutenant de police et auteur