Expulsion

28 Juin 2006

  Ma brigade était de service en soirée et le livre d'ordre mentionnait que nous devions nous rendre au tribunal où l'on nous confierait une mission. Sans autre précision. Arrivés au greffe, le garde-détenu nous remet un dossier et nous dit que nous allons accompagner un homme à l'aéroport. On appelle ça une reconduite frontière. On pose les questions d'usage au gendarme, l'état de santé de l'homme, s'il est violent, s'il a l'intention de s'opposer à la mesure d'expulsion. Le gendarme nous répond qu'il n'en sait rien, c'est un ressortissant roumain d'une quarantaine d'années, il est resté silencieux pendant tout le trajet depuis la maison d'arrêt. On a quelques minutes avant le départ, et on va taquiner la machine à café après avoir signé le registre du gendarme. On ouvre le dossier. La Roumanie vivait sa dernière année de la dictature de Ceausescu. L'homme est condamné à mort dans son pays. La Roumanie a demandé et obtenu une mesure d'extradition. La France est sous le règne de Pasqua. Le café ne passe pas. On fouille le dossier, on veut savoir, on est complices. Profession : écrivain. Délit d'opinion. C'est l'heure. On y va. On va chercher l'homme dans sa cellule. On n'ose pas le regarder dans les yeux. On n'ose pas parler, pas se parler, pas lui parler. Il nous a dit bonsoir, il parle un peu le français. On monte en voiture, et on lui enlève aussitôt les menottes. Il regarde le paysage défiler. On se parle un peu. Tout ce qu'on a lu dans le dossier est vrai. La France lui a refusé l'asile politique. On s'arrête acheter des sandwichs. Il n'a pas faim. On descend tous de voiture, on regarde ailleurs. On voudrait qu'il s'enfuie. On ne verra rien, on ne le rattrapera pas. Il ne bouge pas. Ses yeux bleus regardent loin, si loin... On remonte en voiture, l'aéroport n'est plus très loin. On n'a pas pris l'autoroute mais la nationale. On va s'arrêter encore une fois, prétexte : un collègue a envie de pisser. L'endroit est désert, si je me rappelle bien, un parc ou un petit bois. Encore une fois, on descend tous de la voiture, on fait mine de s'éloigner. Je ne tiens plus... « Partez ! Mais partez ! » Ses yeux sont pleins de larmes. « Non... aéroport... vite... » L'aéroport, le bruit, la lumière, la honte, l'uniforme, on nous regarde, le guichet d'embarquement, l'hôtesse et sa gueule maquillée en forme de soupçon, quelle conne, la honte, j'ai honte, le commandant de bord, dans un souffle on lui explique. Je crois qu'on voulait partager cette honte avec le dernier maillon de la chaîne aveugle qui emportait cet homme vers la mort. Il n'a pas résisté, ne s'est opposé à rien, il nous a dit merci. On l'a regardé s'éloigner. On l'a vu disparaître. La lumière est devenue aveuglante.
 

texte extrait de Flic, chroniques de la police ordinaire

Mise à jour 4 septembre 2020 :

Cette histoire courte, a été en premier publiée en 2006 ici même sur mon blog, en 2007 dans mon premier livre, FLiC, Chroniques de la police ordinaire, puis en 2008 en édition de poche.
C’est une histoire que j’ai vécue.

Ce récit Expulsion est le pitch du film Police dans lequel joue actuellement Omar Sy : la reconduite d'un condamné à mort à la frontière et l'avoir mis en situation qu'il puisse s'évader avant d'arriver à l'aéroport.

J’étais gardien de la paix.
La fille dans la voiture c’était moi.

Ce film est l’adaptation d’un roman de 2016, lequel est inspiré de mon histoire. Je ne l’ai appris qu’après coup en croisant l'auteur Hugo Boris lors d’un débat sur France-inter. Il me remercie à la fin de son livre. Ni mon éditeur, ni moi n’avons été avisés de cet "emprunt". La question de mes droits d’auteur ne s'est jamais posée.

Apprenant la sortie du film, et au vu du pitch qui, sauf les arches narratives des personnages, correspond à Expulsion, je réagis. Ce n’est pas la première fois que FLiC sert de réservoir d’histoires.
Mais sans mon histoire, il n’y a ni roman, ni film.
Je veux que FLiC soit mentionné.

En quelques échanges entre avocats j’apprends que mon récit relève du "fait divers" et qu’en fait, il est libre d’adaptation. Cette histoire n’a pourtant eu aucun écho médiatique, et son originalité, son unicité, réside dans l’histoire intime, la décision concertée et le non-dit des flics.

Je n’ai pas 20 000€ à lâcher à un avocat. Je ne peux compter que sur vous qui me lisez pour faire savoir que cette histoire est la mienne. Que mes collègues et moi ne le voulions pas, que notre mémoire en est meurtrie, mais nous avons emmené un homme à l’abattoir.

Bénédicte Desforges

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