Les Anciens
12 Novembre 2017
Les Anciens, comme on les appelle, palabrent sous les arbres géants de leurs souvenirs et racontent. Il y a pour chacun des jours ou des saisons pour se rappeler, mais chaque jour ils pourraient cueillir un souvenir sombre ou lumineux, amer ou sucré, et le partager avec nous. On a tous eu des Anciens avec nous, et tous les Anciens ont eu les leurs. C’est ainsi que se transmettent les histoires et la mémoire de nos collègues.
Les Anciens sont comme des vieux Indiens. Ils se souviennent pour nous, et pour qu’on puisse raconter à notre tour. Ils aiment bien qu’on se réunisse autour d’un totem, et le totem c’est souvent la cafetière. Ou dans un tipi, et le tipi ça peut être une police-secours, mais on ne fait pas de feu de joie dedans. Il y a des fois où des ennemis mettent le feu à nos tipis, mais c’est une autre histoire. Une histoire de territoire ou de chefs, une histoire animâle.
Alors nous, jeunes papooses et guerriers initiés, on entoure les Anciens et on les écoute. Un mot, un nom ou une rue réveille leur mémoire. Et la rue se repeuple, et le nom redevient une âme de la tribu. Et ça vient tout seul, et on ne peut pas les arrêter. Et parfois, ils racontent encore et encore la même histoire pour qu’elle devienne une légende. On sait que ça leur fait plaisir et que ça leur fait du bien, on les écoute comme à la première fois avec des yeux ronds, et on leur pose les mêmes questions. Parfois aussi, ils ne répondent pas la même chose, parce que le temps s’amuse avec les réalités. Et les Anciens s’amusent avec le temps parce qu’on n'était pas là pour savoir. Et puis d’ailleurs le temps a passé. Tout a changé. Les Anciens expliquent toujours que c’était mieux avant. Et quand ils racontent avant, c’est comme si on regardait un film en noir et blanc, même si la légende date de l’année dernière. Mais les Anciens sont déjà au passé simple.
Quand on part sur une piste avec un Ancien, il a le regard de ceux que plus rien n’étonne, et il nous montre des choses qu’on n’avait pas remarquées. « Tiens, tu vois les trous dans le mur ? Ce sont des balles. Deux collègues sont tombés là. » Et l’Ancien est triste parce qu’il a perdu des amis avec qui il buvait le café tous les matins, et que ce jour-là comme les autres jours, ils s’étaient dit « A tout à l’heure. » et que l’heure n’est pas venue. Alors l’Ancien parle d’autres collègues morts parce qu’ils habitent tous au même endroit de sa mémoire, et il se souvient qu’il n’est pas passé loin non plus. Et il raconte. Et après il parle de choses qu’on n’aurait pas pu voir. « Oula ! T’aurais vu la bagarre qu’il y a eu dans ce bar ! Les chaises volaient dans la rue ! Un type avait un couteau dans le ventre et ne s’en rendait même pas compte ! » Et à chaque fois qu’on repasse devant le bar, on repense à la bagarre de l’Ancien, on regarde le ventre des passants et on imagine des chaises voler. Et on raconte l’histoire.
Les Anciens se rappellent aussi de ceux qui ont été bannis de la tribu, et de ceux qui sont partis parce que l’herbe est plus verte ailleurs. Là-bas, les tipis ne brûlent pas et on a le temps de raconter des histoires. Et un jour qui vient vite, les Anciens s’en vont, et on se dit « Bientôt il n’y aura plus d’Anciens.»
extrait de Police Mon Amour