“drogues & legislation”

24 Juin 2006

  Elle s’appelle Nathalie.
  C'est une belle jeune femme à la voix rauque et aux grands yeux verts. Elle est drôle, cynique, mélancolique, et fière.
  Elle est maigre. L'hiver, je la vois claquer des dents, le froid la fait pleurer, ses mains sont bleues.
  Anonyme et magnifique femelle urbaine.
  Elle tapinait sous le pont des Poissonniers sur les boulevards extérieurs. La première fois que je l'ai vue, je lui ai demandé ses papiers comme je le faisais pour toutes les putes et travelos des boulevards. Une façon différente de faire connaissance... Sur sa carte d'identité, elle était la même mais en moins malade, son visage était plus rond. On a le même âge. Elle m'a tutoyée, alors je l'ai tutoyée aussi. Et je me suis présentée à mon tour, car en poste depuis peu sur le dix-huitième arrondissement, on ne s'était encore jamais rencontrées. Le courant est bien passé. Une voiture s'est arrêtée un peu plus loin, et elle m'a dit : “ Je te laisse, voilà un client, mais repasse bientôt si tu veux. ”
  À chaque fois que je passais, je m'arrêtais et on papotait de tout et de rien, et des hommes. Elle a une petite fille, son jule est mort d'overdose après l'avoir rendue accro, et c'est pour ça qu'elle se prostitue. Elle me disait que ce n'était pas du tout sa nature, qu'elle était très pudique, mais il lui fallait trois mille balles d'héroïne par jour. Elle avait bien essayé de se désintoxiquer, mais elle n'y était jamais parvenue.
  Parfois elle me disait, “ c'est bon, cette fois j'ai arrêté ”. Je lui demandais alors, depuis combien de temps ? “ Depuis hier soir... ”
  Elle me racontait des trucs effarants sur les hommes qui venaient la voir. La perversion, le vice, l'humiliation qu'on peut faire subir quand on paye, et que le client se prend pour un roi.
  Plus je la connaissais, et plus j'avais du mal à supporter ses histoires. Quand je saisissais de la came, il m'arrivait de lui en apporter. Je lui faisais jurer de rentrer chez elle, de se shooter à la maison et de foutre le camp de sous les arcades humides de ce pont. Et je passais vérifier. Mon collègue chauffeur était un type de confiance, mais il me disait de faire gaffe. Ce genre de geste est assimilable à du proxénétisme, me rappelait-il à chaque fois.
  Une fois, Nathalie a vu rappliquer comme client un voisin de ses parents qui l'avait connue enfant. L'un et l'autre ont fait comme s'ils ne se connaissaient pas.
  Puis un jour, elle m'a dit qu'elle était séropositive, et que c'était sûrement à cause d'une capote qui avait pété. J'étais persuadée que ce n'était pas vrai, qu'elle mentait. Des hommes payent très cher pour la roulette russe, baiser sans capote avec une pute toxicomane, ça les fait bander. Et une fois, ou même plusieurs, Nathalie avait dû accepter et on lui avait refilé la saloperie. Et puis, il y avait aussi les seringues qui traînaient dans son sac.
  Elle était sensuelle cette fille, malgré sa santé de merde, sa canette de bière et son boulot de merde dans ce quartier de merde. Ma copine et complice pendant trois ans...
  Un jour, je ne l'ai plus revue, et je n'ai jamais su ce qu'elle était devenue.
 

texte extrait de Flic, chroniques de la police ordinaire

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24 Juin 2006

 

  Un matin, très tôt, dans une petite rue près du boulevard Barbès. Un très jeune couple est arrivé la veille pour fêter en amoureux leur sortie de cure de désintoxication. Ils ont pris une chambre d'hôtel, c'est très moche, c'est rempli d'histoires moches, mais quand on y entrera, il y aura encore comme une odeur d'amour. Ils devaient se sentir forts et libres, enfin sortis de l'enfer et se sont acheté une dose d'héroïne, la dernière. Pour se prouver - comme souvent - qu'ils l'ont vaincue. Une dernière avant d'arrêter. Une dernière parce qu'ils ont arrêté. Une dernière parce que ça fait du bien. Un shoot de trop pour tous les deux...
  Le jeune homme est emmené en Samu. La fille reste avec moi, elle est allongée sur son lit, encore toute rose et souple. Souriante, les cheveux défaits, belle comme un cœur sur son drap blanc froissé. On attend ensemble les pompes funèbres. Elle a l'air si peu morte que je la secoue un peu et je lui parle. “ Arrête tes conneries, t'es pas drôle... Ouvre les yeux... Ouvre les yeux... ”


texte extrait de Flic, chroniques de la police ordinaire

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