26 Juin 2006
Quand la nuit se lève et que Pigalle s'anime, quand les néons multicolores clignotent au-dessus des porches tendus de rouge des cabarets obscurs, elle arrive.
On ne la voit pourtant pas venir. Elle marche vite, préférant le bord de la chaussée aux trottoirs. Ombre rapide, menton rentré dans le blouson, tête baissée et sac de sport sur l'épaule, elle trace des lignes droites de boîte en boîte en frôlant les voitures.
Le portier la salue amicalement tout en continuant à tendre des cartes aux passants. Elle rentre dans la boîte, donne une cassette à un employé, et disparaît rapidement dans l'escalier.
La salle sombre est à moitié vide. Les yeux sont tournés vers la petite scène, les mains tiennent des coupes de mauvaises bulles tièdes. La moquette rouge dégage l'odeur âcre du champagne que les filles renversent discrètement, quand elles sont invitées à la table d'un homme. Ne pas s'enivrer, mais faire sauter un maximum de bouchons dans la soirée.
La scène s'illumine d'une lumière blanche, et le son d'une musique sensuelle monte dans la salle. Elle entre dans l'arène, elle porte sa tenue de travail et elle bouge et se déshabille mécaniquement. Transparences et scintillements, effeuillage lent et orchestré. Son spectacle dure à peine quelques minutes, le temps de la musique qu'elle a confiée en arrivant. On est loin des grandes places parisiennes.
Dernière note, elle salue, ramasse hâtivement ses voiles légers, et déjà presse le pas vers un vestiaire. Un instant plus tard, elle remonte l'escalier quatre à quatre avec son sac, et repart à grandes enjambées le long des voitures. Elle répétera les mêmes gestes des dizaines de fois dans la nuit. Pour trente francs par strip-tease.
Elle est jeune ou usée, elle est belle ou laide, elle travaille avec ou sans joie, elle danse bien, ou ne parvient à aucune grâce, sa nudité parfois impressionne. Sur ces scènes de misère, des plastiques magnifiques succèdent à des corps fatigués, abîmés par l'âge, meurtris par les nuits.
Elle ou elle, je les voyais souvent, toujours les mêmes et toujours silencieuses et pressées, fuyant les contacts des passants, peut-être pour avoir trop subi leurs regards.
Mystérieux papillons tristes portant dans un sac le secret de leurs métamorphoses de la nuit.
texte extrait de Flic, chroniques de la police ordinaire