
Si on ne l’avait pas vue, on n’aurait rien su.
Une petite fille sur une bicyclette, qui pédalait à perdre haleine sur le chemin qui longeait le parc. Elle devait avoir une dizaine d’années. Penchée sur son guidon, elle peinait dans la montée, mais elle avançait de toutes les forces de ses petites jambes sur son vélo trop grand. On la regardait faire, amusés par son effort et le cartable qui rebondissait en mesure sur son dos. Elle semblait faire la course, mais il n’y avait personne derrière elle. On se disait qu’elle était en retard, qu’elle avait trainé à la sortie de l’école, et qu’elle rattrapait le temps perdu pour éviter les gros yeux de son père. On se disait qu’elle ne voulait pas rater le début de son feuilleton du soir. On se disait plein de choses futiles quand on l’a vue se retourner avec l’air inquiet, et manquer de perdre l’équilibre et de tomber. On ne se disait plus rien quand son écharpe s’est envolée, qu’elle l’a remarqué, mais qu’elle ne s’est pas arrêtée pour la ramasser.
On s’est rapprochés du petit chemin sur lequel elle semblait fuir quelque chose qu’on ne pouvait voir, et c’est en l’attendant, à quelques mètres face à elle, qu’on a vu son regard affolé sous son front pâle et en sueur.
D’où on était, on lui a fait signe, paisiblement, comme pour jouer à la police qui arrête une voiture, avec de grands gestes lents et exagérés. Elle a mis pied à terre, elle avait du mal à reprendre son souffle, et elle a encore une fois regardé derrière elle.
« Hé bien, où vas-tu si vite, mademoiselle cycliste ? »
Elle n’arrivait pas à parler, ses lèvres tremblaient, elle était livide.
« Quelqu’un te poursuit ? D’où viens-tu comme ça ?
- Nulle part ! Nulle part ! » a-t-elle crié d’une voix suraigüe.
Elle grelotait.
« Écoute. On le voit bien que quelque chose ne va pas, il faut nous dire. Il faut nous dire ce que tu as vu, et de quoi tu as peur. Et après, on te suivra jusqu’à chez toi pour qu’il ne t’arrive rien, tu es d’accord ?
- Oh non ! Je vais me faire disputer si je ne rentre pas tout de suite !
- Explique-nous d’abord, et on te promet que personne ne te grondera ce soir. »
On a du insister un peu pour qu’elle parle. Elle s’est mise à pleurer en hoquetant sans pouvoir prononcer un mot, elle m’a laissée faire quand je l’ai serrée contre moi, et que je lui ai remis ses cheveux en ordre et son écharpe autour du cou. Elle m’a réclamé un mouchoir, et je lui ai demandé de raconter.
Elle avait traversé le parc pour gagner du temps en rentrant de l’école, et un homme l’avait hélée. Sans se méfier, elle s’était approchée, il l’avait saisie par l’épaule, et sa bicyclette était tombée. Elle s’était débattue sans parvenir à se libérer de sa poigne pendant qu’il dégrafait son pantalon, et il s’était masturbé tout contre elle en grognant des insanités. Un instant, il avait relâché la pression de ses doigts sur elle, et elle s’était précipitée sur son vélo. Il l’avait aussitôt rattrapée, l’avait insultée, serrée contre lui, et obligée à le regarder faire.
Elle n’avait pas bien compris.
« Il a fait pipi devant moi » nous avait-elle dit.
Vite, il fallait faire vite.
« Comment était-il habillé, tu t’en souviens ?
- Un pantalon gris, des chaussures noires, et une culotte blanche, c’est tout ce que j’ai vu de ses habits.
- Et il était plutôt vieux comme ce policier, ou jeune comme celui-ci ?
- Plutôt jeune comme celui-là, avec pas beaucoup de cheveux. »
On a fait monter la fillette dans la voiture, et tant bien que mal, on a mis son vélo dans le coffre.
« On va rentrer dans le parc, on va essayer de le retrouver. Ne t’inquiète pas, s’il est encore là, on ne s’approchera pas de lui avec toi, il ne te verra pas. »
Au bord d’un chemin, il était là.
« C’est lui, là. C’est lui… »
Une trentaine d’années, bien habillé, il fumait une cigarette, arborant l’air nonchalant du promeneur du soir en jouant avec les clés de sa voiture, garée tout près, le long du même chemin. A l’arrière, il y avait un siège d’enfant.
On a laissé la fillette dans notre véhicule, et on est allés à sa rencontre.
« Bonsoir. Que faites-vous ici dans ce parc ?
- Mais rien ! Rien du tout ! Je me promène ! C’est interdit ? »
Sa braguette était ouverte.
Je n’ai pas pu m’empêcher. Je n’ai pas pu…
« Monsieur, personne ne vous attend à cette heure-là ? Une femme à la maison ? Des enfants ?
- Oui, ma femme et mes enfants, et alors ?
- Enculé, sale pervers, ordure, tes enfants t’attendent et tu te branles comme un sale porc sur une petite fille dans un bois ?
- Vous êtes folle !
- Non connard, je ne suis pas folle, ta braguette est descendue et tu as encore du sperme sur ton pantalon. Et probablement le même sperme de fils de pute dégénéré sur le manteau de la petite fille. »
Je ne pouvais pas parler autrement, je ne pouvais pas lui parler normalement, je voulais lui en dire plus encore. Je voyais ses mains blanches, propres et potelées, avec sa grosse alliance en or et sa gourmette, et je les imaginais, l'une sur l'épaule frêle de la petite, et l'autre sur sa queue. Et dans le même temps, je refreinais une envie terrible de lui balancer mon genou dans les couilles. Je sentais une sorte d’influx nerveux de mon pied d’appui jusqu’à mon genou droit, en passant par la hanche, qui me dictait, muscle par muscle, comment lui envoyer un coup à lui faire sortir ses organes génitaux par les yeux.
« Pauvre sombre merde, crevure, sale chiure de pédophile qui mérite d’aller au trou se faire ravager le fion par ses codétenus, espèce de gros… »
Je l’ai insulté jusqu’à ce qu’un collègue me demande de me taire, et lui passe les menottes.
On a demandé du renfort pour transporter l’homme au poste. La petite fille l’avait reconnu, et il était sale des traces de son outrage. Ce n’était pas la peine qu’elle recroise son regard ce soir-là.
Plus tard, bien plus tard, après qu’il ait été entendu par un officier de police judiciaire, je ne sais pas si je l’ai rêvé ou pas, mais je crois que je suis allée faire un tour dans la garde-à-vue pour encore l’agonir d’injures.
récit extrait de Police Mon Amour