L'impolitesse du Chiffre
13 Septembre 2007
J’y ai repensé l’autre jour dans un embouteillage boulevard Saint-Germain. Je ne passais pas loin de ce souvenir désagréable et d'un spasme de honte que je m'étais infligé.
C’était au mois d’avril et à ce moment-là, par pur opportunisme, je me suis dit qu’il ne fallait pas que je le raconte tout de suite. Il y avait des échéances à tenir, des susceptibilités à ménager, et du sang-froid à garder et ma grande gueule à fermer.
J’avais été invitée à participer à un forum organisé par le magazine Elle. Ce jour-là, les journalistes allaient recevoir successivement tous les candidats aux élections présidentielles dans le grand amphi de Sciences Po, en présence d’invités triés et scrupuleusement contrôlés à l’entrée. Chaque candidat allait devoir répondre à des questions concernant son programme, préalablement soumises aux organisateurs du forum qui disaient souhaiter que chaque thème puisse être abordé au cours de la journée. J’étais invitée à boxer en catégorie VIP, ma question avait été retenue, et je devais la poser à N.Sarkozy.
J’ai pris le RER avec la France qui se lève tôt car il était le premier à passer, et il fallait être très en avance. Aux abords de Sciences Po, service d’ordre et de barrières important, il faut montrer patte blanche. Moi, je montre du bleu blanc rouge aux collègues qui étaient en cours de cryogénisation depuis plusieurs heures dans le froid, et on discute un petit moment. Je leur fais lire ma question pour N.Sarkozy et ils me disent être curieux de connaître la réponse. Je reviendrai leur dire en sortant tout à l’heure. Je franchis encore quelques barrages et j’entre dans le grand amphi déjà plein de beau monde, de micros et de caméras. On me désigne une place vers le bas à proximité d’un micro. Je m’installe et j’attends, mon bouquin et ma question posés devant moi.
Soudain, tonnerre d’applaudissements et de cris, N.Sarkozy fait son entrée avec beaucoup de monde autour, et va se poser sur l’estrade avec une journaliste. L’ambiance est bien à droite même sur ma gauche (oui je sais, elle est limite celle-là…) Les questions se succèdent, et je guette le signe qui m’indiquera que c’est mon tour. J’écoute ce qui se dit et je regarde le temps passer sur l’horloge. Il y a un truc qui déconne, ça aurait dû être à moi. Je fais signe à un organisateur avec greffe d’oreillette : « vous êtes sûr que je suis sur la liste ?
- Oui, oui, sûr ! »
Mais N.Sarkozy se lève, salue la foule (en délire) et amorce sa descente de l’estrade. Je prends mon bouquin, je descends vers le bas de l’amphi en courant, puis je le traverse d’un bout à l’autre en criant : « Monsieur Sarkoziiiiiiiiiiiiiiiii ! Je voudrais vous donner mon liiiiiiiiiiiiiiivre ! » (j’avais mis ma question pliée en deux dedans) et bing je me cogne dans un men in black qui me fait non non non avec la tête et des kalachnikovs dans les yeux. J’étais à un mètre de N.Sarkozy et je retente : « Monsieur Sarkozy ? » Tu penses bien qu’il ne m’a pas jeté le moindre regard... bienveillant. Je suis repartie vers l’estrade où la journaliste se préparait à recevoir le candidat suivant et je me suis énervée :
« Qui m’a shooté ma question ? Pourquoi ? Qui a estimé que la seule et unique question concernant la police était inutile ? Je vous ai bien entendus consacrer de longues minutes au statut des prostituées et aux modes de garde d’enfants de Saint-Germain-des-Prés, par exemple… Mais, et nous ? ET NOUS ? On est à ce point quantité négligeable pour ne jamais être entendus qu’à travers les filtres institutionnels ? Les flics, on est des outils et les outils ne posent pas de questions, c’est ça ? » et, naîve que j'étais, je continuais en tapant sur l’estrade avec le livre, avec mon FLiC, sans même m’en rendre compte. Je rouspétais tout en ayant conscience que tout ce que je voulais signifier tournait autour du mot à ne pas dire.
Tout ça pour ça. J’aurais voulu avoir une réponse, même une non-réponse, mais par principe. Parce que c’était prévu comme ça et qu’au tout dernier moment ma question avait été dégagée, avec toute la charge de mal-être partagé qu’elle contenait. Parce que cette question, si ce jour-là j'étais seule à la poser, la réponse en intéressait plus d'un.
J’ai récupéré mon blouson et une journaliste très prout-ma-chère m’a dit « Vous pââârtez déjà ? » J’en aurais chialé de rage, de ma putain de question qui avait fait poche restante. La seule question évitée, la journaliste qui faisait semblant de ne pas savoir, N.Sarkozy qui ne s’était même pas retourné, rien. Pas de caméra, pas de sourire. Le mépris. Je me suis tirée vers la sortie en croisant Ségolène Royal, et je n’ai pas revu les collègues dehors, la relève avait eu lieu. C’était mieux, après tout.
Hier soir j’ai retrouvé ma question dans mes affaires classées sans suite :
La politique dite « du chiffre » c’est :
- une délinquance programmée et prédéfinie avant qu’elle ait eu lieu,
- des quotas imposés,
- la prééminence du quantitatif sur le qualitatif du travail policier,
- le temps passé à remplir des tableaux statistiques et faire des additions,
- l’amalgame de toutes sortes d’infractions diluées dans la même comptabilité,
- une pression permanente et handicapante pesant sur tous les effectifs de police,
- la priorité de la répression sur la prévention,
- la rupture entre la population et sa police,
- la confusion entre insécurité et sentiment d’insécurité, générée par un gavage de chiffres propulsé par les media,
- la dégradation de l’image de la police nationale perçue comme une institution inhumaine, menaçante et sans discernement.
La sécurité, c'est avant tout une réponse à des faits, à des situations réelles.
Le chiffre devrait être un outil et non un but. Il devrait constituer un indicateur, un thermomètre social et sociétal et non une donnée statistique de production.
Si vous êtes élu président de la République, êtes-vous disposé à faire confiance à une police républicaine, à vous reposer sur ses compétences et son savoir-faire professionnel comme garants de son efficacité, et faire enfin cesser ce culte du chiffre ?