Fin d'année à Paris
31 Décembre 2011
© Séra
Il y a des dates qui s’acharnent à fouiller le temps, là où les souvenirs reposent sans deuil et sans autre sépulture que le fond d’une cicatrice dans la mémoire.
Quelque chose dans l’air, un malaise sans nom, flou, qui ne veut pas finir, toujours à la même date. Quand les jours se font écho, au-delà des saisons et du temps qui passe. Et qu’il suffit d’une seule fois, d’un seul jour, pour donner la couleur des suivants.
C’était un soir de nouvel an.
La rue s’amusait et chantait, les fenêtres brillaient d’impatience de fêter le jour nouveau.
Un appel nous est parvenu.
« TV 270, rue Vauvenargues, vous avez un delta-charlie-delta à domicile, les pompiers vous attendent pour quitter les lieux.
- C’est bien reçu TN, on y va. »
En arrivant sur place, nous avons croisé les pompiers sur le palier.
« Le Samu est déjà reparti. Mort naturelle… crise cardiaque. Allez, on vous laisse Ce soir, la viande saoule nous attend. Bonne année et bon courage !
- Pareil. Bon courage à vous aussi ! »
Dans l’appartement, le couvert d’un réveillon à deux était dressé sur une toute petite table décorée de bougies et de fleurs. Minuscule concentré d’intimité autour de deux jolies coupes en cristal.
Le sol était jonché des emballages de perfusions et cathéters déchirés à la hâte, et oubliés par le Samu. On ne l’a pas vu tout de suite... Dans un coin de la pièce, pâle comme la tristesse, des cheveux gris bouclés sur son front baissé, immobile, un homme se tenait.
« Maman est morte. »
Elle était venue de Russie pour fêter l’année nouvelle avec son fils. On a compris qu’elle n’avait plus que lui, et qu’il n’avait plus qu’elle. La misère chez elle, et l’exil pour lui. Elle était vieille, mais il ne s’y était pas préparé. Pas ce jour-là. Pas si vite. Ils ne s’étaient pas vus depuis des années. Ils attendaient le douzième coup de minuit pour se dire que c’était bon de se retrouver un jour de fête. Mais son cœur était fatigué, si chargé d’envie d’aimer au point de l’obliger à un trop long voyage vers la tendresse, qu’il n’avait pas su attendre.
Elle était allongée sur un lit, un peu malmenée par les efforts du Samu pour la ramener à la vie. Son visage n’était pas serein. Il semblait raconter sa peine à lutter contre son cœur, ce fragile organe qui l’avait trahie avant l’heure.
On a invité l’homme à s’asseoir à cette table pour deux. Il n’y avait pas d’autre siège. Il a bu un peu d’eau dans le verre en cristal pendant qu’on a ramassé les traces du passage du Samu. On a appelé le service des pompes funèbres, mais personne ne répondait, ils étaient en grève.
« C’est aussi bien ainsi… Je la veillerai cette nuit. Je resterai auprès d’elle jusqu’à la fin… un peu plus…
- Vous êtes certain Monsieur ? Si vous le souhaitez on peut… »
Des cris ont retenti. Minuit. Tous en même temps, les murs, les étages voisins, ont célébré l’arrivée du nouvel an. Des feux d’artifice ont jailli devant la fenêtre, et leur éclat rebondissait sur les cloisons de la pièce et sur les visages. Nous ne savions que faire, que dire. Il n’y avait plus rien à souhaiter, la mort n’avait pas été douce.
L’homme s’est levé. Il est allé vers un meuble et il est revenu avec un petit sachet enrubanné.
« C’était le cadeau pour maman.
Et il s’est mis à pleurer.
- Pourquoi ai-je attendu minuit… »
On s’est approchés de lui et on a essayé de lui dire le bonheur qu’elle avait dû ressentir à le revoir. On lui a dit que les dates, ce n’était pas si important, que la mort d’une vieille dame était une arrivée au port de la paix… Mais pour lui c’était un naufrage.
« Je lui avais acheté une chemise de nuit. »
Mes collègues et moi nous sommes regardés et avons pensé ensemble…
« Monsieur, elle pourrait partir avec votre cadeau… Voulez-vous que je vous aide à lui passer sa chemise ? »
Ses yeux m’ont dit oui. Mes collègues lui ont serré la main et sont repartis en emmenant avec eux les déchets laissés par le Samu. J’ai gardé une radio avec moi pour les prévenir de revenir me chercher.
« Ouvrez le paquet, je vous en prie. Je ne peux pas… »
J’ai sorti doucement la chemise de nuit de son emballage de papier de soie. On est allés vers le lit où reposait la vieille femme et on l’a déshabillée. Avec précaution, comme pour ne pas la réveiller, on l’a vêtue de son cadeau. L’homme a souri à sa mère. Il m’a semblé que son visage mort s’était apaisé. Mais c’est peut-être ce que je voulais croire.
Je lui ai à nouveau demandé s’il pouvait rester seul jusqu’au matin.
« Je peux. Merci. Merci pour maman…
- Je vous remercie aussi. Je vous laisse tous les deux. »
J’ai regardé la pièce une dernière fois. J’avais envie de débarrasser le couvert et de mettre les fleurs au pied du lit, mais je suis partie.
texte extrait de Flic, chroniques de la police ordinaire