Petit massacre oublié
22 Septembre 2008
Écrit en souvenir de Philippe Fivet et de François Klein,
tués en service le matin du 30 mai 1985.
le mur du CP18
Quand c’est arrivé, je commençais à devenir flic en banlieue. J’avais appris la nouvelle à la radio. Banalement. Aux infos. Juste avant la météo. Rubrique des faits divers.
Ça avait été dit en quelques secondes, d’un ton neutre, égal et monocorde, qui ne faisait pas la différence avec le reste. Comme pour une information que l’on oubliera en même temps qu’on coupe le son. Quelque chose qui ne fera pas date, sans mémoire, dont on ne reparlera pas. Juste un fait divers...
Mais pourtant... j’avais porté les mains à mon ventre avec comme une envie de vomir. À cause de l’impact. Insupportable fait divers. Malgré moi, l’anxiété projetait derrière mes yeux, juste là où il ne sert à rien de les fermer pour ne pas voir, une scène, des images, du son...
Là-bas, j’avais des amis. Et à la radio, ils n’avaient pas donné de noms.
« Attaque d’un convoi de fonds en plein Paris. Sur le dix-huitième arrondissement. Ce matin. Les braqueurs qui ont pris la fuite ont abattu un convoyeur et deux fonctionnaires de police. »
Quelques années plus tard, je passais tous les jours devant leurs portraits accrochés au mur. Deux sourires en noir et blanc et en uniforme, deux jeunesses figées entre deux dates, le temps d’une mise à mort.
Je connaissais bien l’endroit où le drame avait eu lieu, à l’angle de deux rues dans un quartier à l'avenir délabré, dont le seul charme était les habitants, mes voisins. C’était tout à coté de chez moi, et je passais souvent devant les impacts de balles laissés dans le béton, en forme de rafale, très précisément d’en bas à gauche vers la droite en haut. Le mur était resté tel quel, tout comme un trou dans un poteau où une balle était restée prisonnière. Ils étaient tombés là.
L’intervention n’avait pas duré très longtemps. Les braqueurs étaient lourdement armés, et très organisés. Il y a eu un échange de coups de feu, et les collègues ont été touchés.
Le premier a pris une balle en pleine tête, sa boite crânienne avait éclaté, éjectant son cerveau à plusieurs mètres de là. Le second, déjà atteint d’une balle et gravement blessé, tentait de se mettre à l’abri quand un des malfaiteurs s’était approché de lui. Avant d’essuyer une rafale, il avait eu le temps de passer un dernier message à la radio. « Dis-leur que ce sont des tueurs, et qu'ils m'ont achevé sur place… »
Un autre était parvenu à ramper sous un véhicule qui stationnait là. Avant de prendre la fuite, un des hommes avait mis un genou à terre, il avait aligné son pistolet mitrailleur très près du sol, et presque à bout portant, il avait tiré, ne transperçant que la manche de l’uniforme. Les autres avaient tenté une progression désespérée au milieu des coups de feu et des vitres de voitures qui volaient en éclat, incapables d’arriver jusqu’à cet épouvantable râle du collègue qui mourrait, perdant tout son sang sur le trottoir.
Les braqueurs avaient réussi à prendre la fuite, et peu après, avec la cohorte des enquêteurs et commissaires, le préfet de police était arrivé sur place. Il s’était ému du fait que les policiers intervenants n’avaient pas le képi sur la tête, et en avait fait la remarque à un officier…
Tous les ans, à la date anniversaire, on organisait une minute de silence, au pied de ce mur criblé de balles. A plusieurs reprises, il avait été réclamé l’autorisation d’accrocher là, une petite plaque avec les deux noms de nos collègues. Et à chaque fois, on nous opposait un refus. Le mur appartenait à la SNCF m’avait-on dit, et ils ne voulaient pas qu’en y mettant une plaque, on le saccage, qu’on fasse des trous dedans.
Alors on a gardé les deux noms au chaud avec nous, sur le mur du poste de police, à coté des autres flics morts.
extrait de Police Mon Amour