Orly
9 Juillet 2008
À Orly, il y a des gens qui y vont pour partir. Il y a ceux qui y vont pour attendre des gens qui reviennent. D’autres y vont pour pleurer à cause de ceux qui partent. Nous, on allait à Orly pour regarder les avions. Simplement les voir s’envoler, eux le nez vers le ciel, et nous le nez en l’air.
On connaissait un petit chemin qui nous menait droit au bout d’une piste.
Au détour d’une route départementale, il nous fallait franchir une sorte de barrière métallique fermant l’accès d’une petite route de terre, marquée de larges ornières laissées par les engins d’entretien de l’aéroport. Quand on était certains de ne pas être vus, qu’aucune voiture n’approchait, on ouvrait un des battants, juste ce qu’il fallait pour laisser passer quatre roues, après quoi nous empruntions un dédale de chemins à travers champs pour se retrouver derrière un grillage, juste là où la piste s’arrête.
À cet endroit, personne ne pouvait voir le mot « police » sur la voiture, et personne ne pouvait nous voir.
On aimait bien y prendre une pause, à cet endroit-là. On était tout au bout du département, encore un peu chez nous, et presque en voyage. Souvent, on en profitait pour manger un morceau, souvent c’était des sandwiches de merguez et de frites qu’on avait achetés au passage, toujours au même endroit ; le cuisto était gentil, il nous rajoutait de la salade et des tomates. Et nous, on mangeait là, comme en pique-nique au bout du chemin, les pieds dans les coquelicots.
Et on attendait les avions. D’où on était, on les voyait tourner lentement et s’immobiliser dans l’axe au loin, très loin au bout de la piste. On entendait le ronronnement assourdi des réacteurs, et puis leur sifflement grandissant. Et on voyait l’avion arriver droit sur nous et grossir entre les petites lampes de la piste. Et juste avant de pulvériser le grillage, et de nous écraser, nous, la voiture et nos merguez-frites, il passait au-dessus de nous dans un tonnerre de bruit extraordinaire, le plus grand bruit qu’il nous était donné de connaître. Et pour se défouler, on criait en même temps, à s’en casser la voix, mais de toute façon on ne pouvait pas s’entendre crier, l’avion à quelques dizaines de mètres au-dessus de nous, si près qu’on voyait les gens derrière les hublots, avait raison de tout autre bruit que le sien. Mais nous, ça nous faisait du bien de crier, c’était sûrement la seule occasion de crier aussi fort sans gêner personne. L’avion était encore très bas quand on le voyait rentrer ses trains d’atterrissage avec un bruit particulier, et puis il s’éloignait suivi de ses deux trainées blanches. On ne se demandait jamais où ils allaient ces avions, dans le fond on s’en fichait un peu. On venait juste là pour être tranquilles au bout de la piste, pour se faire peur et pour crier. Beaucoup d’entre nous connaissaient ce bout de piste au bout du département. Il y en a même qui prétendaient qu’ils avaient assisté à un détournement, de loin, qu’ils avaient vu des pirates de l’air, mais qu’ils ne l’avaient raconté à personne ce jour-là, parce qu’ils étaient sensés être ailleurs, vers le nord du secteur. Moi, j’avais un peu espéré assister à un crash ou quelque chose de grave, mais je m’étais dit que ça m’aurait fichu mauvaise conscience alors j’ai arrêté d’en parler pour ne pas porter la poisse. Mais je suis sûre que les autres y ont pensé aussi. Et les avions ont toujours décollé normalement très près au-dessus de nos têtes. Comme il y avait beaucoup de trafic, le temps de manger nos casse-croûte, on avait largement le temps d’assister à plusieurs décollages. Il y avait énormément de lapins au bord des pistes d’Orly, on se demandait comment ils n’étaient pas gênés par le bruit. De génération en génération de lapins d’aéroport, ils devaient s’y être habitués.
Quand on avait notre soûl de bruit, les tympans saturés de bourdonnements, et les cordes vocales enrayées, nous repartions travailler, détendus, apaisés et satisfaits. Jusqu’à un prochain jour où l’un de nous disait : « Et si on allait voir les avions ? »
Des années plus tard, j’ai essayé de retrouver le passage. Je voulais revoir les avions, et m’assourdir de leur bruit. J’ai cherché, il me semblait pourtant me rappeler de l’endroit, mais je ne l’ai pas trouvé. J’ai voulu refaire le chemin depuis cette petite épicerie où on allait chercher les merguez, mais je ne l’ai pas retrouvée non plus.
Il y a plusieurs endroits comme ça dont je n’ai jamais retrouvé le chemin. Ce n’est pas qu’ils n'existent plus, ce n’est pas une affaire de mémoire non plus. C’est juste une alchimie qui ne peut plus se faire.
texte extrait de Police Mon Amour